Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/876

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ayant pignon sur rue et cherchant le frais, après une longue journée de travail.

Quel que fût, du reste, la position sociale de ces deux hommes, ils continuaient à marcher côte à côte, du même pas rapide, et toujours aussi silencieux.

Lorsqu’ils furent arrivés à l’angle de la plaza Mayor, ils tournèrent à droite, et, après avoir fait une dizaine de pas, ils s’arrêtèrent devant la porte d’une grande et belle maison, plongée dans une obscurité complète.

Les inconnus eurent un moment d’hésitation :

— Est-ce que l’on dormirait déjà là-dedans ? dit enfin l’un des deux à voix basse à l’autre, qui ricanait à part lui.

— Cela m’en a tout l’air, répondit en riant celui-ci.

— Que le diable te torde le cou, de rire ainsi comme un imbécile ! reprit le premier d’un ton de mauvaise humeur ; ne pourrais-tu mieux choisir ton temps ?

— Excusez-moi, señor Marcos Praya, je ne voulais pas vous blesser…

— Allons, bien ! reprit le premier interlocuteur d’un ton de mauvaise humeur. Voilà que tu me donnes encore ce nom, à présent. Ah çà ! tu deviens donc idiot, définitivement ? ne peux-tu pas m’appeler Sam Roberts, caraï ! ainsi que je te l’ai dit vingt fois déjà ?

— Vous avez complètement raison, querido señor, Sam Roberts, ne vous fâchez pas, cuerno de vacca ! la langue m’a fourché, voilà tout ; cela peut arriver à fout le monde. Voynus, maintenant, que faisons-nous ? Nous ne nous sommes pas arrêtés tout exprès devant cette porte pour nous y disputer, je suppose.

— Un sot peut quelquefois dire la vérité sans s’en douter, grommela Marcos Praya, car c’était en effet cet honorable citoyen, tu as bien parlé cette fois, par extraordinaire.

— C’est heureux ! fit l’autre en haussant les épaules.

Le métis s’approcha et frappa deux coups légers à la porte.

Quien es ? — qui est là ? — répondit-on aussitôt de l’intérieur.

— Ouvre, Anita, ouvre, querida ; c’est moi, Marcos Praya.

— Quelle brute que cet homme ! murmura son compagnon à voix basse, tout en haussant dédaigneusement les épaules, il se fâche parce que je lui donne son nom, et le voilà qui le dit lui-même maintenant.

A ver, — voyons, — répondit la camériste de l’intérieur.

Elle tira les verrous.

La porte s’entre-bâilla d’un demi-pied à peine, retenue qu’elle était, selon la coutume mexicaine et hispano-américaine, par une forte chaîne intérieure ; précaution prise contre les voleurs, amplement justifiée, du reste, dans ces contrées bénies du ciel, où le vol s’est élevé depuis longtemps à la hauteur d’une institution.

La jeune fille leva alors une lanterne qu’elle tenait à la main, examina sérieusement les arrivants et, lorsqu’elle se fut enfin assurée de l’identité de nos deux personnages, elle défit la chaîne et ouvrit la porte en disant seulement :

Adelante ! — En avant !