Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/88

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champion du droit venait à commettre une faute, sa main droite l’abattrait impitoyablement.

L’Invisible reprit :

— Dieu veuille que nous n’ayons pas à regretter votre négligence de cette nuit, et maintenant, venons au sujet qui m’amène parmi vous.

Tous se rapprochèrent.

Et lui baissant la voix :

— La trahison du comte de Mauclerc aura tout à la fois des conséquences funestes et des suites profitables. Tout est remis en question, du moins pour un certain laps de temps. Notre œuvre n’est pas de celles que le vent du caprice fasse sombrer. Le hasard s’incline devant nous. Apôtres de l’humanité, nous marchons droit, parce que la volonté et le souffle divins sont avec nous. En vain, ceux qui nous méconnaissent essaient-ils de nous donner pour des conspirateurs vulgaires. Un seul devoir nous incombe quant à présent : instruire le peuple, soulager ses misères, faire litière du vice triomphant, relever la vertu qui se tient à l’écart dans l’ombre et la poussière. Soyez-en sûrs, l’Europe, le monde entier s’associent de cœur à notre travail salutaire. Les puissances voisines ne sont pas prêtes encore. L’Italie, la Belgique, la Prusse attendent le signal ; mais la Russie, malgré son vasselage, son servage séculaire, l’Autriche, toute réactionnaire qu’elle soit, se joindront à notre mouvement : il faut que le premier élan vienne de tous les peuples intelligents. Depuis trente ans la France accomplit l’œuvre de démocratisation du vieux monde ; elle y emploie ses victoires et ses écrits : à la suite de son épée, sa parole pénètre partout ; partout elle fructifie. Les monarchies de droit divin, minées de toutes parts, tremblent à l’approche d’une tempête inconnue et n’attendent plus qu’un souffle puissant pour s’évanouir en poussière, pour s’écrouler à jamais sous les ruines émiettées du passé ; ce souffle, vous l’avez deviné, frères, c’est celui de la Révolution ! Cette France, à laquelle nous sacrifions tout et qui nous proscrit aujourd’hui, elle sera bientôt notre complice la plus active. Depuis 89, je le répète, n’accomplit-elle pas la transformation du vieil univers ? Oui, elle emploie, dans ce but, toutes ses facultés puissantes et régénératrices. Son épée frappe et flamboie, sa parole pénètre et retentit ; elle marche devant, l’Europe suivra. Qu’elle donne le signal, et toutes les nationalités se lèveront. Haut les cœurs ! l’heure est proche. Une ère nouvelle s’annonce. L’homme dont le génie doit tout constituer attend que le moment soit venu. Il attend.

Un frémissement d’intérêt parcourut l’assemblée.

— Or, ajouta l’Invisible d’une voix lente et ferme, cette révolution, préparée de si loin, caressée avec tant d’amour par les âmes généreuses, cette révolution n’éclatera pas aujourd’hui. Et cela par la faute d’un traître, que vous avez peut-être épargné.

Aucun des initiés ne releva ce nouveau reproche.

— Je ne veux rien livrer au hasard ; j’attendrai. C’est de l’étranger, cette fois, que nous viendra le signal de la lutte contre les oppresseurs des peuples. Jusque-là attendons. Dans un an, au plus, tout sera fini. D’ici là, nous profiterons des loisirs qui nous sont faits par la nécessité pour consolider les bases