Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/883

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bonne aubaine, qu’ils ne se supposaient pas les plus forts, et qu’en résumé le mort ne les intéressait que très médiocrement, ils feignirent d’ajouter la foi la plus entière au conte bleu que leur débitait avec un si magnifique aplomb le Breton Yann Mareck.

— Pourquoi n’avez-vous pas appelé à l’aide, Seigneurie ? dit effrontément un des serenos ; nous serions accourus à votre secours, n’est-ce pas, Pedrito ?

— Je le crois bien ! avec le plus grand empressement ; d’ailleurs, nous sommes payés pour protéger les citoyens honnêtes.

— C’est vrai, mais dans le premier moment j’ai été tellement surpris de cette attaque que je n’ai pas songé à vous appeler ; enfin, ce qui est fait est fait, il n’y a plus à y revenir ; il s’agit maintenant de faire au plus vite disparaître ce cadavre en le jetant à la rivière.

— Est-il donc bien nécessaire, Seigneurie, de jeter cet homme à l’eau ? demanda un des serenos d’une voix mielleuse.

— Oui, certainement. Mais il va sans dire, señores, que je vous autorise à le fouiller avant que de l’enlever d’ici, et de plus, comme je ne veux point que vous perdiez vos peines, acceptez, je vous prie, ces six onces d’or pour le léger service que je réclame de votre complaisance,

— Oh ! Seigneurie ! s’écrièrent les serenos, au comble de la joie, en s’emparant de l’argent qu’ils se partagèrent.

— Alors, c’est convenu ?

— Vous allez voir.

Ils se baissèrent immédiatement sur le cadavre, qu’ils dépouillèrent et fouillèrent jusqu’à la chemise avec une dextérité qui prouvait une longue habitude d’un tel exercice, puis ils le roulèrent dans son propre manteau, l’enlevèrent par les pieds et par la tête, le portèrent sans désemparer jusqu’à la rivière, et cinq minutes plus tard le digne Matadoce descendait paisiblement le courant entre deux eaux.

Après avoir quitté les serenos, Yann et sa compagne, car nos lecteurs auront sans doute deviné que la personne qui se trouvait avec le brave Breton était Mlle Edmée de l’Estang, entrèrent dans la posada, où Matadoce et Marcos Praya étaient eux-mêmes logés, ce qui les avait fait découvrir.

— Qu’avez-vous, not’ demoiselle ? Vous tremblez ? demanda avec intérêt le Breton à la jeune fille.

— Hélas ! mon ami, répondit tristement la jeune fille, j’ai toujours malgré moi devant les yeux le cadavre de ce pauvre diable que vous avez si cruellement tué !

— Bah ! pourquoi songer à cela ? reprit-il avec insouciance : c’est un bandit de moins ; l’important, c’est que nous avons découvert ce que nous cherchions.

— À peu près.

— Et comme Marcos Praya loge ici, la trouvaille sera facile à compléter avant qu’il soit peu, si Dieu est juste.

— Oh ! s’écria-t-elle avec émotion, que nous avons bien fait de rester à Sonora. J’avais un pressentiment.

— Il ne vous a pas trompée, et maintenant, il s’agit de se reposer un peu. Bonsoir, et bonne nuit ! not’ demoiselle.