Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/897

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San-Francisco sans coup férir ; une fois là, ajouta-t-elle avec un ricanement sinistre, nous n’aurons plus rien à craindre, et, au contraire, ce sera à eux à trembler.

Ils continuèrent à s’entretenir ainsi de leurs ténébreux projets pour l’avenir, et de l’espoir de plus en plus certain qu’ils avaient de se venger enfin de leurs ennemis, pendant toute la marche.

Vers sept heures du soir, la caravane atteignit enfin le rancho de Ojo de Agua ; où elle campa pour la nuit.

El Ojo de Agua était, à cette époque, et est sans doute encore aujourd’hui, une misérable rancheria composée de sept à huit mauvaises huttes en feuillage, couvertes en vacois, à demi ruinées, et habitées par de pauvres diables de peones mourant de faim trois fois sur quatre, dont la seule industrie consistait alors à élever des moutons, qu’ils vendaient le plus cher possible aux voyageurs que le hasard leur amenait.

L’arrivée dé la riche caravane fut pour eux une bonne fortune.

Ils trouvèrent en moins de dix minutes à se défaire à fort bon prix de leur troupeau, composé d’une vingtaine de moutons au plus, et d’apparence plus que famélique.

Marcos Praya, aussitôt le campement installé, fit appeler l’alcade de la rancheria.

Il débuta avec ce tout-puissant personnage en lui mettant deux onces d’or dans la main, somme énorme pour le pauvre homme et qui le fit pâlir de joie.

Puis il l’interrogea.

L’alcade ne savait rien.

Toute la ruse et toute l’astuce que possédait le métis, et Dieu sait si ces deux qualités étaient chez lui poussées à l’extrême, furent vainement mises en œuvre pendant un interrogatoire qui dura plus d’une demi-heure.

Il n’apprit rien.

Depuis au moins plus de trois mois, selon le dire de l’alcade, il n’était point, passé un seul voyageur à la rancheria del Ojo de Agua.

Menaces, prières, rien n’y fit.

Bon gré, mal gré, le métis fut contraint de s’avouer vaincu.

Et pourtant il avait le pressentiment secret que cet homme, si niais et si ignorant en apparence, non seulement le trompait, mais encore se moquait de lui.

On avait dû le payer bien cher pour qu’il jouât si parfaitement son rôle.

Le digne alcade restait froid, digne, et n’opposait à toutes les questions qui lui étaient adressées, si pressantes qu’elles fussent, que quatre mots, toujours les mêmes :

— Je ne sais pas.

Contre le parti pris et la force d’inertie poussés à ces extrêmes limites, il n’y a rien à faire.

Marcos le comprit.

Il congédia l’alcade avec force remerciements ; intérieurement il était furieux.