Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/937

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

damnées, à la suite des événements de la nuit, par le comité de vigilance.

Marcos Praya, quoi qu’il ne se fît aucune illusion sur le sort qui l’attendait, n’avait rien perdu de sa jactance ordinaire, il se tenait droit sur son cheval et portait la tête haute ; bien que ses sourcils fussent légèrement froncés, cependant il jetait des regards insouciants autour de lui et fumait tranquillement un cigare de la Havane.

La comtesse Hermosa de Casa-Real n’était pas reconnaissable, elle avait vieilli de vingt ans en quelques heures ; ses cheveux avaient complètement blanchi ; livide comme un cadavre, les yeux hagards, à demi fermés, et affaissée sur elle-même, elle ne donnait d’autres signes d’existence que les sanglots incessants qui lui déchiraient la gorge, et ces deux mots qu’elle prononçait pour ainsi dire machinalement :

— Mon enfant !… mon enfant !… et toujours les mêmes.

Le conseil suprême des Invisibles, après son retour de Sydney-Coves, s’était réuni, vers deux heures du matin, dans la maison même du capitaine des Compagnons de la Lune, afin de juger les coupables sans désemparer.

Les accusés n’avaient voulu répondre à aucune des questions qui leur avaient été posées ; ils avaient entendu prononcer leur sentence, Marcos Praya avec une indifférence affectée, la comtesse de Casa-Real sans paraître avoir conscience de ce qui se passait, autour d’elle.

À peine le jugement avait-il été rendu, que les juges étaient montés à cheval, emmenant avec eux les prisonniers afin d’exécuter eux-mêmes la sentence.

La Cigale, pour la première fois de sa vie, avait refusé de suivre le capitaine.

Le brave géant n’avait pas voulu consentir à s’éloigner du chevet du pauvre petit blessé ; de grosses larmes coulaient lentement sur ses joues brunies, sans qu’il songeât à les essuyer ; il tenait une main de l’enfant dans les siennes et il le regardait dormir avec ce regard fixe et atone des grandes douleurs.

En somme, Mouchette vivait encore.

Pourtant le médecin n’osait pas répondre du blessé.

Le comte de Warrens avait baisé religieusement l’enfant au front ; puis, après avoir serré affectueusement la main du pauvre colosse, il s’était éloigné sans prononcer un seul mot, le front pâle et les yeux pleins de larmes.

Cependant la petite troupe s’éloignait rapidement de la ville.

Le soleil, semblable à un globe rouge, tout irisé de flamboyantes gerbes lumineuses, commençait à apparaître au-dessus de l’horizon ; le ciel, nettoyé par la tempête de la nuit, était d’un bleu d’azur ; des parfums âcres s’exhalaient de la terre rafraîchie par la pluie ; les feuilles des arbres étaient plus vertes et perlées de rosée, enfin les oiseaux, réveillés par l’aube matinale, commençaient leurs joyeux concerts, encore blottis sous la feuillée.

Ainsi par un étrange et saisissant contraste, tout riait et chantait dans la nature.

Les aventuriers continuaient, calmes, sombres et silencieux, leur course fatale à travers ce désert magnifique aux aspects si grandioses et si imposants.