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Ils avaient depuis longtemps dépassé la limite des défrichements, et se trouvaient en plein désert, ils longeaient une route sinueuse à peine tracée à travers les broussailles et profondément encaissée que bordait le Sacramento.

Ils galopaient ainsi depuis plus de trois heures déjà sans s’être arrêtés une seconde, sans avoir même ralenti leur course si rapide ; leurs chevaux soufflaient, ils couraient toujours !

Depuis une heure ils s’étaient engagés dans une épaisse forêt vierge, composée d’arbres séculaires, d’une hauteur immense, dont les branches feuillues et entrelacées formaient un impénétrable dôme de verdure à plus de quatre-vingts pieds au-dessus de leur tête, lorsqu’ils débouchèrent enfin dans une vaste clairière.

Cet endroit était sans doute le but de leur course ; car, sans prononcer un mot, et comme d’un commun accord, ils s’arrêtèrent et mirent tous à la fois pied à terre en même temps et entravèrent leurs chevaux, afin qu’ils ne pussent s’éloigner et s’échapper dans la forêt.

Cette clairière, bordée de tous côtés par les arbres de la forêt, affectait une forme presque ronde.

Son centre était marqué par un madronia gigantesque, il avait plus de cent pieds de haut, dont le tronc énorme, jusqu’à une hauteur de quinze pieds environ, se trouvait entièrement dépouillé de son écorce.

Cet arbre était depuis longtemps bien connu dans le pays par les Indiens nomades, les coureurs des bois et les chasseurs sous le nom de l’arbre des ours.

Ce madronia devait ce nom à une particularité singulière.

Les ours gris, fort nombreux à cette époque dans ces parages, qu’ils ont maintenant presque complètement abandonnés, à cause du voisinage des Blancs, semblaient affectionner cet arbre, sur le tronc duquel ils avaient contracté l’habitude d’aiguiser leurs redoutables griffes, de sept à huit pouces de long : de là l’absence totale d’écorce jusqu’à une certaine hauteur.

Tous les autres arbres de la forêt étaient intacts.

C’était contre celui-là seul, sans qu’il fût possible d’en deviner les raisons, que les ours gris avaient constamment passé leur fantaisie brutale ; du reste, le madronia ne paraissait nullement souffrir de ces blessures journalières.

Lorsque les cavaliers eurent mis pied à terre, sur un signe du comte, on détacha les prisonniers, et on les descendit.

Le capitaine s’approcha de Marcos Praya, immobile et calme, sur le bloc de granit où on l’avait assis.

— Si vous vous rappelez une prière, faites-la, lui dit-il, car vous allez mourir.

Le métis haussa dédaigneusement les épaules et détourna la tête sans répondre.

Son parti était pris.

Filoche, l’ancien débardeur, avait détaché le lasso de cuir tressé et graissé, placé au pommeau de sa selle ; après l’avoir roulé dans sa main, il le lança adroitement sur une énorme branche du madronia, branche située environ à une vingtaine de pieds de terre.