Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/946

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qui se faisait autour d’elle, ne voyant, n’entendant plus rien, elle se mit à bercer cet horrible trophée, en chantonnant à demi-voix une de ces douces et mélancoliques chansons créoles avec lesquelles les femmes de ces pays endorment leurs nourrissons.

Les aventuriers, spectateurs impassibles jusque-là de cette scène horrible, poussèrent une exclamation d’horreur et se détournèrent presque avec épouvante.

La comtesse Hermosa de Casa-Real avait enfin reçu le châtiment terrible de tous ses crimes : elle était folle !

— Le Wacondah est juste, il l’a transportée dans la terre des Esprits ! dit le chef sioux avec stupeur.

— Ah ! s’écria le comte de Warrens en la regardant douloureusement, Dieu a trop puni cette malheureuse.

— Non, reprit le colonel, car elle ne souffre plus maintenant.

La folie de la comtesse la sauvait de la barbarie des Indiens.

Désormais, elle était sacrée pour les Peaux-Rouges, qui de même que les nations orientales, ceci est à remarquer, professent un respect instinctif pour les aliénés.

Le comte de Mauclerc était effroyable à voir ; il n’avait plus figure humaine ; les Indiens, excités par les tortures qu’ils lui infligeaient, s’acharnaient sur lui avec une rage infernale.

Le colonel Martial Renaud, le rude soldat, se sentit lui-même ému de pitié.

— Ce misérable souffre trop, murmura-t-il, ce supplice est effroyable ; il faut en finir et tromper la haine de ces démons.

En prononçant ces mots, il détacha un revolver de sa ceinture, l’arma, ajusta froidement le malheureux prisonnier, qui lui jeta un regard de reconnaissance et lui cria : Merci ! d’une voix déchirante, et il lui brûla la cervelle.

Les Indiens, dont la rage était ainsi trompée, n’osèrent cependant faire aucune observation, tant leur respect était grand pour leurs hôtes.

Le comte de Warrens, guidé par le chef sioux, quitta alors la clairière et se rendit au calli où Edmée de l’Estang l’attendait en compagnie du Breton.

En s’apercevant, les deux fiancés, par un mouvement tout instinctif, s’élancèrent dans les bras l’un de l’autre sans pouvoir prononcer une parole, puis ils fondirent en larmes.

Enfin ils étaient réunis !

L’ange gardien avait définitivement vaincu le mauvais ange.

Ils regagnèrent la clairière à petits pas, la main dans la main, brodant à qui mieux mieux sur ce thème, vieux comme le monde, et qui pourtant est toujours nouveau ; car il est l’expression la plus sublime de la félicité humaine : aimer, ce résumé de la vie tout entière.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans la clairière suivis de l’Épervier et de Yann Mareck, qui se sentaient attendris, malgré eux, à la vue d’un bonheur si vrai, toute trace de supplice avait été déjà soigneusement enlevée par les soins des Peaux-Rouges et sur la prière des aventuriers.

La comtesse de Casa-Real elle-même avait disparu.