servé son feu ; laissant ses compagnons tirer sur le fugitif, et attendant avec cette patience, que seule peut donner la haine, que l’occasion lui fût offerte, de mettre fin à cette lutte folle, d’un homme contre quinze.
Au moment où l’Espagnol atteignait le bord de l’eau, il se retourna une dernière fois, épaula son fusil, et fit feu sur le boucanier le plus rapproché de lui.
Au même instant le fusil de Vent-en-Panne se leva, une détonation retentit et l’Espagnol roula sur le sable ; en moins de cinq minutes, les flibustiers furent sur lui ; ils le garrottèrent sans résistance de sa part : il était évanoui.
Vent-en-Panne s’était rapproché à petits pas de cet homme, dans lequel il avait cru reconnaître un ennemi.
Quand il fut près de lui, il s’arrêta, posa à terre la crosse de son Gelin, et appuyant les deux mains sur l’extrémité du canon, il fixa ses regards avec une expression singulière, sur cet homme étendu pâle et muet à ses pieds.
Le visage du flibustier prit une teinte livide ; ses sourcils se froncèrent à se joindre et il murmura d’une voix étranglée, en hochant tristement la tête :
— Je ne m’étais pas trompé, c’est lui ! bien que vingt-six ans se soient écoulés, depuis le jour fatal, où pour la dernière fois nous nous sommes rencontrés, il m’est impossible de ne pas le reconnaître : c’est bien lui !
Quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquelles le flibustier, dont sans doute les souvenirs s’éveillaient en foule, sembla complétement oublier le lieu où il se trouvait et les hommes dont il était entouré.
Enfin il releva péniblement la tête, passa sa main sur son front comme pour en chasser des pensées douloureuses, et s’adressant à ses compagnons.
— Frères, dit-il, laissez-moi seul avec cet homme ; rendez-vous au boucan du Poletais, je vous y rejoindrai bientôt.
— Mais ?… voulut répondre Tributor.
Vent-en-Panne fixa sur lui un regard plein d’éclairs.