— Ne te hâte pas de former des projets, interrompit celui qu’on venait de nommer Chanteperdrix. Tout ce que se proposent les hommes est sujet à erreur. Un grain de sable arrête la marche d’un char. Vingt fois déjà nous avons cru réussir et vingt fois nous avons échoué. Notre ennemi est plus fort que nous ; il est puissant, riche, entouré d’amis dévoués ; la mission que nous nous sommes donnée est hérissée d’obstacles ; prends garde, Chat-Tigre, n’oublions pas que nous sommes changés de lions en renards ! Soyons prudents !
— Tout cela est vrai. Tes observations sont d’une incontestable justesse ; mais tu oublies que notre position n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était il y a dix mois ; quand nous errions presque en mendiants à travers les bourgades de la Normandie. Nous sommes riches, nous avons des alliés puissants, et un de nos agents les plus importants, va nous rejoindre sous quelques jours à Port-Margot.
— Je t’avoue, Chat-Tigre, que je ne partage pas ton engouement pour cet homme. Il a une face de traître et tous les dehors d’un misérable ; en admettant même qu’il soit loyal, ce n’est après tout qu’un officier subalterne de la Compagnie des Indes, dont l’influence est sans doute fort minime à la Côte et auquel, vu les services qu’il peut nous rendre, tu as confié beaucoup plus de nos secrets, que tu n’aurais dû le faire, à mon avis.
— Te voilà toujours avec tes méfiances et tes antipathies ! Que risquons-nous ? S’il cherche à nous trahir, nous pourrons facilement nous en débarrasser. Enfin c’est un joueur et un débauché, je l’admets ; mais de là à être un traître, il y a un abîme.
— C’est possible ; mais crois-moi, prends garde à lui. Tu sais que j’ai été dans les ordres ; or notre plus grande vertu à nous autres membres du clergé, c’est la prudence. Ne perds pas cet homme de vue. Notre position est bonne, c’est vrai ; raison de plus pour ne pas la compromettre follement. Cette fois, si nous étions