Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/197

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

CHAPITRE XCII

L’HUMANITÉ

Je n’ignore point et je ne méprise point les idées des sociologues. Auguste Comte me paraît serrer d’aussi près que possible le problème humain. Que la pensée la plus originale soit fille d’une multitude, que nous pensions par d’autres comme nous vivons par d’autres, cela m’est évident. Mais ce n’est pas une raison pour que nous nous limitions à la Patrie, car elle est dépassée. Je ne dis point qu’elle doive être dépassée ; je dis qu’elle est dépassée ; toute situation humaine tient à une Société plus étendue. L’Humanité existe comme société. « C’est le plus vivant des êtres connus », disait Comte.

Nous pensons dans l’Humanité réelle. Ces morts qui nous gouvernent sont de tous pays et de toutes époques. Immortels. Homère, Platon, Archimède, le Christ, Marc-Aurèle, Montaigne, Descartes, tous les penseurs, tous les inventeurs d’idées ou de machines pensent et agissent avec nous. Sans cette immortalité réelle et efficace, nous en serions toujours au commencement, faibles, puérils, presque animaux. Tout ce que nous valons et pouvons vient de ce culte des Grands Morts. On dit bien « les Humanités » pour désigner ce colloque de tous les jours avec les Grands Ancêtres. Plus parfaits ; Esprits ; purifiés par la mort, comme les légendes le disent ; et c’est plus vrai qu’elles ne le disent.

L’homme est donc, dans le fait, participant à plusieurs sociétés superposées. Famille, Amis, Patrie, Humanité, parmi lesquelles l’Humanité est de bien loin la plus choisie, la plus nombreuse, la plus active. Borner l’homme à sa Patrie, c’est nier le fait. Jusque-là nous sommes des animaux ; par l’humanité nous sommes des hommes.

Que l’humanité toute seule ne puisse pas faire exister un seul homme, c’est un fait encore ; ni la Patrie, un seul citoyen ; ni la Coopération, un seul coopérateur ; ni l’amitié, un seul ami. C’est le Couple qui crée, et