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L’HOMME D’ACTION

penser ; et laissons ces faibles métaphores. Comte nous a laissé un axiome puissant, que personne n’a jusqu’ici mesuré, c’est que les phénomènes sont d’autant plus modifiables qu’ils sont plus complexes. Celui qui a inventé la hache, l’arc, la charrue, le bateau rougirait de nous s’il vous entendait. Car l’Océan humain est bien plus maniable que l’autre, par cette variété et inconstance de chaque homme qui fait que, si l’on ose lire, ces masses aux millions de visages ne veulent rien, n’annoncent rien et ne vont nulle part ; dansent sur place sans aucun projet, comme ces vagues et vaguelettes. Et nous ne sommes point dessus, mais, bien mieux, dedans ; vivant, agissant, développant nos pensées et nos pouvoirs au dedans même de la tempête. Tritons pensants en leur élément. Mieux encore ; éléments mêmes de l’élément. Ayant mille prises autour de nous par la parole, l’écrit, l’exemple ; et seulement par le visage ; car la moindre humeur court et gagne ; et la moindre sagesse aussi. En cet instable système, où la moindre impulsion change soudain l’équilibre, c’est être au-dessous de l’âge de pierre que de subir les effets, au lieu de vouloir être cause selon une indomptable volonté. Je vois mille forces, et dansant sur place ; aussi, dans ces ministres des forces, je vois qu’un projet chasse l’autre. Ne raisonnons pas sur ce ciel politique, bien plus changeant encore que le ciel des tempêtes. Mais essayons de voir cette Europe des forces sans aucune pensée ni projet, comme elle est. Forte raison, si nous savons lire, forte raison de vouloir et d’espérer. »