Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/162

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manière indirecte mais claire, cette touche fatale du choix d’un état, et à mots couverts on lui faisait entendre qu’il y avait un moyen de regagner l’affection de sa famille. Alors Gertrude, qui n’en voulait pas à cette condition, était contrainte de revenir sur ses pas, de refuser en quelque sorte ces premiers signes de bienveillance qu’elle avait tant désirés, de reprendre sa place d’excommuniée ; et pour surcroît de peine, elle y restait avec une certaine apparence de tort.

De telles sensations d’objets présents et réels faisaient un douloureux contraste avec ces riantes visions dont Gertrude s’était déjà tant occupée et dont elle s’occupait encore dans le secret de son cœur. Elle avait espéré que, dans la splendide maison paternelle et parmi le monde qui la fréquentait, elle pourrait faire au moins quelque essai positif des choses qu’elle s’était représentées : mais elle se vit détrompée de tout point. La réclusion n’était ni moins étroite ni moins complète qu’au monastère. Des promenades, il n’en était pas même question ; et une tribune qui, de la maison, donnait dans une église attenante, enlevait jusqu’à l’unique besoin qu’il aurait pu y avoir de sortir. La compagnie était plus triste, plus restreinte, moins variée que dans le couvent. À chaque annonce d’une visite, Gertrude était obligée de monter aux mansardes pour s’enfermer avec quelques vieilles femmes de service, et c’était là aussi qu’elle mangeait quand on avait du monde à dîner. Les domestiques se conformaient dans leurs manières et leurs discours à l’exemple et aux intentions des maîtres : et Gertrude qui, par caractère, aurait voulu les traiter avec une familiarité de grandeur, mais qui, dans l’état où elle se trouvait, eût reçu de leur part comme une grâce quelques marques d’affection d’égal à égal et s’abaissait jusqu’à mendier auprès d’eux de telles démonstrations, demeurait humiliée et toujours plus affligée en les voyant répondre à ses avances avec une indifférence marquée, bien qu’accompagnée de quelques légères formes de déférence. Elle eut cependant lieu de s’apercevoir qu’un page, bien différent de ces gens-là, lui portait un respect et sentait pour elle une compassion d’un genre tout particulier. L’air de cet adolescent était ce que Gertrude avait encore vu de plus ressemblant à cet ordre de choses qu’elle avait tant contemplé dans son imagination, à l’air de ces êtres imaginaires qu’elle se plaisait à grouper autour d’elle. Peu à peu on remarqua je ne sais quoi de nouveau dans les manières de la jeune fille, une tranquillité et une inquiétude différentes de l’ordinaire, la façon d’une personne qui a trouvé quelque chose selon son doux désir, qu’elle voudrait regarder toujours et ne pas laisser voir aux autres. On eut l’œil sur elle plus que jamais. Qu’est-ce ou que n’est-ce pas ? Tant il y a qu’un matin elle fut surprise par l’une des femmes dont nous parlions tout à l’heure, lorsqu’elle était à plier furtivement un papier sur lequel elle aurait mieux fait de ne rien écrire. Après une courte lutte pour saisir et pour défendre le papier, il resta dans les mains de la vieille camériste, d’où il passa dans celles du prince.

La terreur de Gertrude en entendant les pas de son père ne peut ni se décrire ni se concevoir. C’était ce père que l’on connaît, il était irrité, et elle se sentait