Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/354

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sonnage, et qui en attendant lançait un coup d’œil en dessous, tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre, cherchant à deviner ce que pouvait être toute cette affaire, s’approcha davantage, fit une révérence et dit : « On m’a annoncé que votre illustrissime seigneurie me demandait ; mais je crois qu’on a fait erreur.

— On n’a point fait erreur, répondit Frédéric ; j’ai une bonne nouvelle à vous donner, et en même temps à vous charger d’une commission bien douce et bien consolante. Une de vos paroissiennes, que vous avez sans doute pleurée comme étant perdue, Lucia Mondella, est retrouvée ; elle est ici près, dans la maison de mon cher ami que voilà ; et vous irez tout à l’heure avec lui et avec une femme que M. le curé de cette paroisse est allé chercher, vous irez, dis-je, prendre cette personne, qui est des vôtres, pour l’accompagner jusqu’ici. »

Don Abbondio fit tout ce qu’il put pour cacher l’ennui, que dis-je ? le chagrin fort amer que lui causait une telle proposition, ou, si l’on veut, un tel ordre ; et n’étant plus à temps de défaire et de changer une grimace déjà formée sur son visage, il la cacha en inclinant profondément sa tête, en signe d’obéissance. Il ne la releva, cette tête, que pour faire une autre révérence semblable à l’Innomé, en portant vers lui un regard piteux qui disait : « Je suis dans vos mains ; usez de miséricorde : parvere subjectis[1]. »

Le cardinal lui demanda ensuite quels étaient les parents de Lucia :

— En fait de proches parents avec qui elle vive, ou elle vécut, elle n’a que sa mère, répondit don Abbondio.

— Et celle-ci est-elle dans son village ?

— Oui, monseigneur.

— Comme cette pauvre fille, reprit Frédéric, ne pourra de sitôt rentrer chez elle, ce lui sera une grande consolation de voir sa mère sans retard : c’est pourquoi, si M. le curé de l’endroit n’est pas de retour avant que j’aille à l’église, faites-moi le plaisir de lui dire qu’il se procure une carriole ou une monture, et qu’il charge un homme de sens d’aller chercher cette femme pour l’amener ici.

— Et si j’y allais moi-même ? dit don Abbondio.

— Non, non, pas vous ; je vous ai déjà prié d’autre chose, répondit le cardinal.

— Ce que je disais, répliqua don Abbondio, c’était pour pouvoir préparer cette pauvre mère. C’est une femme fort sensible, et il faut quelqu’un qui la connaisse et sache la prendre à sa manière, pour ne pas lui faire plus de mal que de bien.

— C’est pour cela même que je vous prie d’avertir M. le curé qu’il doit choisir un homme de sens : vous êtes, vous, beaucoup plus nécessaire ailleurs, » répondit le cardinal. Et il aurait voulu ajouter : « Cette pauvre fille a bien plus besoin de voir tout de suite une figure connue, une personne sûre, dans ce château, après de si longues heures de transes mortelles, et dans la terrible obscurité répandue sur son avenir. » Mais ce n’était pas une raison à donner en

  1. Épargnez ceux qui sont sous votre puissance.