Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/361

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et si près de son terme, son impatience était un tourment, par la pensée de tout ce que souffrait cette pauvre créature, et que c’était lui, si pressé du désir de la délivrer, qui lui faisait endurer cette souffrance. Lorsque deux chemins se présentaient, le conducteur de la litière se tournait pour savoir lequel il devait prendre : l’Innomé le lui indiquait de la main, et en même temps lui faisait signe de se hâter.

On entre dans la vallée. Quel était alors l’état du pauvre don Abbondio ! Cette fameuse vallée, dont il avait ouï raconter tant d’histoires épouvantables, il est dedans ; ces hommes fameux, la fleur des bravi d’Italie, ces hommes sans peur et sans miséricorde, il les voit en chair et en os ; il en rencontre un, deux, trois à chaque tournant du chemin. Ils s’inclinaient d’un air soumis devant le seigneur ; mais c’étaient certains visages brunis, certaines moustaches hérissées, certains yeux farouches et déterminés où don Abbondio croyait lire : « Faut-il le régaler, ce prêtre ? » La consternation le gagna tellement que, dans un moment où elle fut à son comble, il en vint à se dire : « Que ne les ai-je mariés ! Rien de pis ne pouvait s’ensuivre pour moi. » Cependant on avançait par un sentier raboteux, le long du torrent : au delà, cet aspect des monts âpres, sombres, sans nul vestige d’habitation ; en deçà, cette population à laquelle tout désert eût paru préférable : Dante, au milieu de Malebolge[1], ne pouvait être plus mal.

On passa devant la Malanotte ; là, ce sont des bravi sur la porte, des saluts profonds pour le seigneur, des regards lancés sur son compagnon et sur la litière. Ces gens ne savaient que penser ; déjà le départ de l’Innomé, seul et dès le matin, avait été extraordinaire ; le retour ne l’était pas moins. Était-ce une proie qu’il amenait ? et comment seul avait-il pu la saisir ? Et comment une litière étrangère ? Et de qui pouvait être cette livrée ? Ils regardaient, regardaient encore ; mais aucun ne bougeait, car c’était l’ordre que, d’un coup d’œil, leur donnait le maître.

On gravit la montée, on est en haut. Les bravi qui se trouvaient sur l’esplanade et sur la porte se rangent des deux côtés pour laisser le passage libre : l’Innomé leur fait signe de rester où ils sont ; il donne un coup d’éperon et dépasse la litière en appelant de la main le conducteur et don Abbondio, pour qu’ils le suivent ; il entre dans une première cour, de celle-ci dans une seconde ; il va vers une petite porte ; d’un geste il arrête un bravo qui accourait pour lui tenir l’étrier, et lui dit : « Toi, reste là, et que personne ne vienne. » Il met pied à terre, attache rapidement sa mule aux barreaux d’une fenêtre, va vers la litière, s’approche de la femme, qui avait tiré le rideau, et lui dit tout bas : « Consolez-la tout de suite ; faites-lui tout de suite comprendre qu’elle est libre, en des mains amies. Dieu vous le rendra. » Puis il fait signe au conducteur d’ouvrir la portière ; après il vient à don Abbondio, et, d’un air serein que celui-ci ne lui avait pas encore vu et ne croyait pas qu’il pût prendre, avec un visage où se peignait la joie de la bonne œuvre qu’il était enfin sur le point d’accomplir,

  1. Il est sans doute inutile de rappeler que c’est le nom que donne le Dante au huitième cercle de l’enfer où se punissent les trompeurs. (Chant xviii de la Divine Comédie.) — (N. du T.)