tions du temps absolument rien qui l’indique. Et cependant, parmi ceux qui vivaient et mouraient de la manière que nous venons de décrire, il s’en trouvait bon nombre qui avaient été élevés à toute autre école que celle de la patience ; il s’y en trouvait par centaines de ceux-là même qui, le jour de saint Martin, avaient fait tant de bruit. On ne peut supposer que l’exemple des quatre malheureux dont la tête avait payé pour tous fût ce qui maintenant les retenait tous dans le devoir ; car l’aspect des supplices, et à plus forte raison leur simple souvenir, devaient avoir bien peu de puissance sur une multitude errante et réunie, qui se voyait comme condamnée au supplice le plus cruel par sa lenteur, et qui déjà le subissait. Mais nous sommes en général faits ainsi ; nous nous révoltons indignés et furieux contre des maux qui ne se font sentir que jusqu’à un certain point, et nous nous courbons en silence sous les maux extrêmes ; nous supportons, non par résignation, mais par stupeur, lorsqu’il est parvenu à son comble, l’état de souffrance qu’à son début nous avions dit impossible à supporter.
Le vide que la mortalité produisait chaque jour dans cette déplorable multitude était chaque jour aussi plus que comblé par de nouveaux arrivants : c’était vers Milan un concours continuel de gens qui s’y rendaient, d’abord des campagnes circonvoisines, puis de toute la campagne du duché, puis de ses villes, et enfin d’autres villes encore. Et en même temps il partait chaque jour aussi de Milan même un certain nombre de ses anciens habitants ; les uns pour se soustraire à la vue de tant de douleurs, d’autres, parce que, voyant pour ainsi dire leur place prise dans le champ de l’aumône par les nouveaux concurrents qui la venaient moissonner, ils faisaient la dernière tentative désespérée d’aller chercher du secours ailleurs, en quelque endroit que ce fût, pourvu que la foule de ceux qui en demandaient comme eux fût moins grande et leur rivalité moins active. Ces voyageurs en sens divers se rencontraient dans leur marche, spectacle d’effroi pour les uns et pour les autres, indice fâcheux et présage sinistre de ce qui les attendait au terme du voyage que les uns et les autres avaient entrepris. Ils le continuaient cependant, sinon désormais par l’espérance de changer leur sort, du moins pour ne pas retourner vers un séjour qui leur était devenu odieux, pour ne plus revoir des lieux où ils avaient connu le désespoir. Ils le continuaient, si ce n’est ceux qui, abandonnés de leurs dernières forces, tombaient sur la route et y demeuraient sans vie ; spectacle plus saisissant encore dans sa tristesse pour leurs compagnons d’infortune, objet d’horreur et peut-être de reproches pour les autres passants. « J’ai vu, » écrit Ripamonti, « sur le chemin qui contourne les murs de la ville, le cadavre d’une