Aller au contenu

Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/595

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

comme aussi de m’indiquer pour cela la manière la plus convenable. J’ai perdu dans cette calamité mes deux fils, les seuls enfants que j’eusse et leur mère avec eux, et j’ai recueilli trois héritages considérables. Dès auparavant j’avais du superflu, et, par conséquent, vous voyez que me donner une occasion d’en employer une partie, une occasion surtout telle que celle-ci, c’est me rendre un véritable service.

— Que le ciel vous bénisse ! Que ne sont-ils tous comme vous, les… ! Mais je vous remercie moi-même de tout mon cœur pour ces chers enfants qui sont les miens. Et puisque Votre Illustrissime Seigneurie veut bien autant m’encourager, j’ai en effet à lui indiquer un moyen qui, peut-être, ne lui déplaira pas. Il faut donc qu’elle sache que ces braves gens ont pris la résolution d’aller s’établir ailleurs et de vendre le peu qu’ils ont ici au soleil. C’est, quant au jeune homme, une petite vigne de neuf à dix perches environ, mais abandonnée et tout à fait en friche, il n’y faut absolument compter que le sol ; de plus une petite maison à lui et une autre à sa future ; deux taupinières, voyez-vous, monsieur le marquis. Un seigneur comme vous ne peut savoir comment cela se passe pour les pauvres quand ils veulent se défaire de leur bien. Il finit toujours par tomber dans les mains de quelque amateur rusé qui depuis longtemps peut-être convoite ces quatre toises de terre, et qui, lorsqu’il apprend qu’on a besoin de vendre, se retire, fait le dégoûté, si bien qu’il faut courir après lui et les lui donner pour un morceau de pain, ce qui serait d’autant plus inévitable dans les circonstances où nous sommes. Monsieur le marquis voit où j’en veux venir. La charité la mieux entendue que Votre Illustrissime Seigneurie puisse faire à ces-personnes-là, c’est de les sauver d’un marché aussi fâcheux, en achetant elle-même ce peu de bien qu’elles possèdent. Pour moi, à dire vrai, je lui donne-là un avis intéressé, puisque j’acquerrais dans ma propre paroisse un propriétaire tel que Votre Seigneurie ; mais monsieur le marquis décidera comme il jugera à propos ; j’ai parlé pour lui obéir. »

Le marquis loua fort la proposition, en remercia don Abbondio, le pria d’être l’arbitre du prix et de le fixer très-haut, après quoi il lui proposa lui-même, à l’immense surprise du curé, d’aller tous deux de ce pas au logis de la future épouse, où probablement se trouverait aussi le futur époux.

En chemin, don Abbondio, tout joyeux, comme vous l’imaginez sans peine, eut une autre idée et l’exprima ainsi : « Puisque Votre Illustrissime Seigneurie est si portée à faire du bien à ces pauvres gens, il y aurait un autre service à leur rendre. Le jeune homme est sous le poids d’un décret de prise de corps, d’une espèce de condamnation pour quelque petite sottise qu’il a faite à Milan, il y a deux ans à peu près, dans ce jour du grand tapage, au milieu duquel il s’est trouvé, sans malice, par ignorance, comme un rat dans la ratière : rien de sérieux, voyez-vous : de purs enfantillages, des imprudences de jeune tête ; car, pour ce qui s’appelle proprement faire le mal, il en est incapable, et je puis le dire, moi qui l’ai baptisé et qui l’ai toujours eu sous les yeux depuis son enfance ; d’ailleurs, si Votre Seigneurie veut se donner le divertissement d’entendre ces bonnes gens raisonner à leur façon toute simple, elle pourra lui faire