Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/45

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soi-même ; je lui dis avec la familiarité que nos rapports autorisaient : « Courage, mon cher ami, vous jouez une dangereuse partie. » À quoi il répliqua gravement, mais sans donner aucun signe de crainte : « Croyez que tout ceci se passera bien ; d’ailleurs, il faut bien risquer quelque chose. Il n’y a pas de gouvernement libre qui n’ait supporté de pareilles épreuves. » Cette réponse peint parfaitement cet homme résolu et borné, borné avec beaucoup d’esprit toutefois, mais de cet esprit, qui, voyant clairement et en détail tout ce qu’il y a dans son horizon, n’imagine point que l’horizon puisse changer ; érudit, désintéressé, ardent, vindicatif, de cette race savante et sectaire qui fait de la politique par imitation étrangère et par réminiscence historique, qui renferme sa pensée dans une seule idée, s’y échauffe et s’y aveugle.

Le gouvernement, du reste, était encore moins inquiet que ne l’étaient les chefs de l’opposition. Peu de jours avant cette conversation, j’en avais eu une autre avec le ministre de l’intérieur Duchâtel. J’étais en bons termes avec ce ministre, bien que, depuis huit ans, je fisse une guerre très vive (trop vive même, je l’avoue, quant à la politique extérieure), au ministère dont il était l’un des chefs. Je ne sais même si ce défaut ne m’avait servi à ses yeux, car, je crois qu’il avait au fond du cœur, une assez tendre faiblesse pour