Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/46

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ceux qui attaquaient son collègue des affaires étrangères, M. Guizot. Une lutte, que nous avions eu à soutenir, M. Duchâtel et moi, quelques années auparavant en faveur du système pénitentiaire, nous avait rapprochés et, en quelque sorte liés. Celui-ci ne ressemblait guère à l’homme dont j’ai parlé plus haut : il était aussi lourd dans sa personne et dans ses manières que l’autre était malingre, anguleux et parfois aigre et tranchant. Il avait autant de scepticisme que l’autre avait de convictions ardentes, de molle indifférence que celui-ci avait d’activité fébrile ; esprit très souple, très délié, très subtil, renfermé dans un corps massif, comprenant admirablement les affaires, en parlant avec supériorité ; connaissant bien la grosse corde des mauvaises passions humaines et surtout des mauvaises passions de son parti et sachant toujours la tirer à propos ; sans préjugés, sans rancune, d’un abord chaud, facile et toujours prêt à obliger quand son intérêt ne s’y opposait pas ; plein de mépris et de bienveillance pour ses semblables.

Quelques jours donc avant la catastrophe, je pris à part M. Duchâtel dans un coin de la salle des conférences et je lui représentai que le gouvernement et l’opposition semblaient travailler de concert à pousser les choses à une extrémité qui pourrait bien finir par être dommageable à tout le monde ; je