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ABÉLARD (ARTICLES CONDAMNÉS)

lard, on ne peut dire sans impropriété de termes : « Dieu est homme ; » il faut dire Deus habet hominem, le Verbe a pris, possède l’humanité, comme un vêtement avec lequel il n’y a pas d’identité. De là naîtra dans l’école d’Abélard la fameuse thèse Christus ut homo, non est aliquid, qui, adoptée par Pierre Lombard, soulèvera des tempêtes jusqu’à sa condamnation par Alexandre III en 1179. Cf. III Abélard (école d’) et Adoptiamsme au xiie siècle. — 2. La rédemption est totalement anéantie dans le système d’Abélard : « Le Verbe ne s’est pas fait homme pour nous délivrer du joug du démon » (art. 4), mais seulement pour donner un grand exemple de charité. Abélard pouvait sans doute, contre une opinion exagérée de son temps, nier au démon un vrai droit sur l’homme coupable, et en faire son geôlier, carcerarius. Mais il nie aussi les droits de la justice divine, et détruit la satisfaction du Christ : Jésus n’est point une victime qui expie, c’est un modèle dont la passion n’a d’autre but que d’exciter notre amour. « Comment la morsure d’Adam dans une pomme serait-elle expiée par le crime bien plus horrible de la mort de Jésus-Christ ? » Expos. in Epist. ad Rom., P. L., t. clxxviii, col. 834-836 ; Epitome, c. xxiii, col. 1730. Cette erreur est une de celles qu’Abélard a le plus explicitement rejetées dans sa rétractation. Ibid., col. 107. — 3. Abélard a-t-il nié la descente de Jésus-Christ aux enfers (art. 18) et attribué au Père le dernier avènement (art. 17) ? Les textes manquent pour le décider. L’Expositio symboli, P. L., t. clxxviii, col. 626, d’où semble extrait le 18e article, peut avoir un sens orthodoxe. — 4. Le pouvoir des clefs, laissé par Jésus-Christ à son Église, semble détruit par l’article 12 qui le réserve aux seuls apôtres. La formule est bien d’Abélard, Scito te ipsum, c. xxvi, col. 674, et sa pensée est fort obscure, bien qu’il parle moins du pouvoir de juridiction que du don de discernement dans l’usage des clefs. Il veut refuser le pouvoir d’absoudre aux seuls évêques simoniaques et indignes, préludant ainsi aux erreurs de Wiclef. Dans sa rétractation, il reconnaît le pouvoir des clefs dans les ministres indignes, tant qu’ils sont tolérés par l’Église ; ces derniers mots réservent l’opinion très répandue au xiie siècle que la consécration faite par un prêtre excommunié est invalide. Cf. Die Sentenzen Rolands, édit. Gietl, Fribourg. 1891, p. 217.

4o Erreurs sur la nature et la grâce. — Abélard ne veut pas être pélagien, mais son rationalisme le ramène toujours à la négation de l’ordre surnaturel. — 1. Plus de péché originel ; car, si Abélard conserve le mot, il entend par là une peine, non une faute (art. 9). Cf. Expositio in Epist. ad Rom., P. L., t. clxxviii, col. 867-873 ; Ethica, c. ii, col. 639-641 ; c. xiv, col. 654 ; Epitome, c. xxxiii. La rétractation d’Abélard sur ce point est encore insuffisante. Ibid., col. 107. — 2. Plus de grâce prévenante : la liberté peut seule faire faire le bien (art. 6). Ce n’est pas qu’il nie la nécessité de la grâce, mais comme Pelage il appelait grâce tout don gratuit de Dieu, même la liberté elle-même. Cette erreur, très clairement soutenue dans la première apologie, Opera, édit. Cousin, t. ii, p. 731, est rétractée dans la seconde, édit. Cousin, t. ii, p. 721. P. L., t. clxxviii, col. 107. — 3. Plus d’intervention directe du démon, son action se bornant à mettre en jeu les forces naturelles des éléments et des plantes (art. 16). Cf. Ethica, c. iv, col. 647.

5o Erreurs morales. — L’Éthique d’Abélard serait, d’après de Rémusat, son ouvrage le plus original ; mais là encore son esprit excessif en tout l’a égaré. La moralité subjective ou formelle lui fait oublier la moralité objective des actes. — 1. Sous prétexte qu’il n’y a pas de mépris de Dieu en dehors du consentement, il ne voit plus rien de mauvais dans les penchants de la concupiscence, ni dans les jouissances défendues. Tel est le sens de l’article 19, résumé très exact de l’Ethica, c. iii, col. 638-645. — 2. L’acte extérieur n’a plus de valeur morale (art. 13) ; Abélard ose écrire que « tous les actes sont indifférents en eux-mêmes et ne deviennent bons ou mauvais que par l’intention de celui qui agit ». Ibid., c. vii, col. 650 ; cf. Epitome, c. xxxiv, col. 1755 ; Problemata Heloissæ, probl. 24, col. 710. — 3. Confondant avec l’ignorance invincible celle qui est volontaire et coupable, il excuse formellement même le déicide des Juifs (art. 10). Cf. Ethica, c. xiii et xiv, col. 653 sq. — 4. Sur la charité, Abélard est tombé dans les deux excès contraires. D’une part, il l’exalte au point de nier tout mérite aux actes des autres vertus, ainsi que le lui reproche la censure de la Faculté de Paris, dans P. L., t. clxxviii, col. 112 ; cf. Introductio ad theol., ibid., col. 984. A cette erreur se rattachait peut-être les articles 11 et 15 qui excluent la crainte filiale aussi bien de l’âme de Jésus-Christ que des âmes des bienheureux. — D’autre part, Mabillon, In oper. sancti Bernardi, P. L., t. clxxxii, col. 1035, et Martène, In præf. ad theologiam Abailardi, P. L., t. clxxviii, col. 1120, lui reprochent avec raison d’avoir rejeté absolument le baptême de désir et refusé à la charité le pouvoir de justifier sans le sacrement. Cf. Expositio in Epist. ad Rom., l. II, P. L., t. clxxviii, col. 845 ; Theol. christ., l. II, col. 1205.

La censure delà Faculté de Paris en 1616, Op. Abail., ibid., col. 109-112, signale encore plusieurs opinions singulières d’Abélard sur des points spéciaux. Nous nous arrêterons seulement à un article qui ne figure pas dans la liste de Sens, mais qui a été condamné par Innocent II, puisqu’il se trouve dans la série romaine des Capitula, c. ix, dans édit. Cousin, t. ii, p. 768, et Op. sancti Bernardi, P. L., t. clxxxii, col. 1052. Abélard enseignait sur l’eucharistie cette étrange opinion, que Jésus-Christ cesse d’être présent sous les espèces, dès qu’elles sont irrespectueusement traitées, par exemple si elles tombent à terre ; d’où la formule condamnée : Corpus Christi non cadit in terram. Saint Bernard, Epist., cxc, De err. Ab., c. iv, P. L., t. c, col. 1062, et Guillanme de Saint-Thierry, Disput. adv. Ab., c. ix, P. L., t. clxxx. col. 280, furent aussi vivement choqués de la théorie d’Abélard sur les accidents eucharistiques qui, disait-il, « sont dans l’air », sont « suspendus en l’air ». Cf. Die Sentenzen Rolands, édit. Gietl, p. 233-235.

I. Sources du xiie siècle. — 1o Saint Bernard, ses lettres à la cour romaine sur Abélard ; les plus importantes sont : les lettres cxci et cccxxxvii adressées au pape, au nom des Pères du concile de Sens, P. L., t. clxxxii, col. 357, 540 ; à la lettre cccxxxvii, se rattache le recueil des Capitula, ibid., col. 1049 ; les lettres personnelles de Bernard au pape, lettre clxxxix, col. 354 ; lettre cccxxxi, col. 535, et surtout la lettre cxc qui contient un véritable traité De erroribus Abailardi, col. 249-282 ; 2o Guillaume de Saint-Thierry, Epist. ad Gaufridum et Bern., Op. S. Bern., ibid., col. 531 ; Disputatio adv. Abailardum, P. L., t. clxxx, col. 249-282 ; 3o Disputatio catholicorum Patrum adversus dogmata Petri Abælardi, réfutation (anonyme) de la première apologie d’Abélard, P. L., ibid., col. 283-328 ; 4o Bérenger, disciple d’Abélard, publia en sa faveur son Apologeticus, recueil d’injures contre les Pères de Sens, resté inachevé, dont l’auteur adressa une rétractation équivoque à l’évêque de Mende, dans les Op. Abælardi, P. L., t. clxxviii, col. 1851-1873.

II. Critiques des erreurs d’Abélard. — La censure des docteurs de la faculté de théologie de Paris, publiée de 1616 comme contre-poison des œuvres d’Abélard, Op. Abæl., P. L., t. clxxviii, col. 109-112 ; Mabillon, Admonitio in opuscc. xi S. Bernardi, P. L., t. clxxxii, col. 1045 ; Martène, Observationes præviæ ad Theol. christ. Abæl., dans Thesaurus novus anecdot., t. v, p. 1139-1156, et Op. Abæl., P. L., t. clxxviii, col. 1113 ; H. Hayd, Abälard und seine Lehre in Verhältniss zur Kirche und Dogma, in-4o, Ratisbonne, 1863 ; Johanny de Rochely, Saint Bernard, Abélard et le rationalisme, in-12, Paris, 1867 ; d’Argentré. Collectio Judiciorum…, Paris, 1728, t. i, p. 20 ; Dr J. Bach, Die Dogmengeschichte des Mittelalters vom christologischen Standpunkte, in-8o, Vienne, 1875, t. ii, p. 43-88 ; Vigouroux, Les Livres saints et la critique rationaliste, 3e édit., in-12, Paris. 1890, p. 337-354 ; de Régnon, Études de théologie positive sur la Trinité, in-8o, Paris, 1892, t. ii, p. 65-85. Voir aussi les ouvrages cités dans l’article précèdent, surtout Hefele, Vacandard, dom Clément, ainsi que les travaux indiqués des PP. Denifle et Gietl.

E. Portalié.