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Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 1.djvu/42

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ABÉLARD (ÉCOLE THÉOLOGIQUE D’)

III. ABÉLARD (École théologique d’). — I. Histoire. II. Relations de l’école d’Abélard avec l’école de Saint-Victor.

I. Histoire. — 1o Existence d’une école, qui relève d’Abélard. — Avant les récentes recherches du P. Denifle et de son collègue, le P. Gietl, un fait très intéressant pour l’histoire des origines de la scolastique, l’existence d’une école théologique relevant d’Abélard et de ses écrits, était absolument ignorée. Voir Denifle, Abælards Sentenzen und die Bearbeitungen seiner Theologia, dans Archiv für Literatur und Kirchengeschichte des Mittelalters, Fribourg-en-Brisgau, 1885, t. i, p. 402 sq., 584 sq. ; Gietl, Die Sentenzen Rolands nachmals Papstes Alexander III., in-8o, Fribourg-en-Brisgau, 1891. Sans doute nul n’ignorait l’immense retentissement de ses leçons qui faisait trembler saint Bernard : « Il se vante, écrivait-il au chancelier pontifical, d’avoir ouvert les canaux de la science aux cardinaux et aux prélats de la cour de Rome, de leur avoir fait recevoir et goûter ses livres et ses maximes, et de compter des partisans dévoués de ses erreurs parmi ceux mêmes en qui il ne devait trouver que des juges pour le condamner. » S. Bernard, Epist., cccviii, P. L., t. clxxxii, col. 543 ; cf. Epist., cxciii, ibid., col. 359. Ailleurs, le saint Docteur atteste également la diffusion extrême de ses livres : « On lit les feuilles empoisonnées d’Abélard dans les places publiques ; elles volent de mains en mains, la ville et la campagne avalent le poison comme du miel… ces écrits se répandent chez tous les peuples et passent d’un pays à l’autre, etc. » Id., Epist., clxxxix, col. 355. Cf. Guillaume de Saint-Thierry, Epist. ad Bern., ibid., col. 531. Enfin en philosophie on ne contestait pas à Abélard le titre de chef d’école. Jean de Salisbury avait dit trop clairement : Peripateticus Palatinus… multos reliquit et adhuc quidem aliquos habet professionis hujus sectatores et testes. Metalogicus (écrit en 1159), l. II, c. xvii, P. L., t. cci, col. 874. De Rémusat, Abélard, Paris, 1855, t. i, p. 272, cilait parmi « les disciples les plus avérés » d’Abélard : Bérenger et Pierre de Poitiers (plutôt disciple de Pierre Lombard), Adam du Petit-Pont, Pierre Hélie, Bernard de Chartres (il s’agit de Bernard Silvestris, souvent confondu avec son homonyme, cf. Clerval, Les écoles de Chartres, 1895, p. 248), Robert Folioth, Menervius, Raoul de Châlons, Geoffroi d’Auxerre, Jean le Petit, Arnaud de Brescia, Gilbert de la Porrée ; ce dernier, réaliste exagéré et né avant Abélard, n’a pu être son disciple que dans un sens fort large. Mais en théologie on ne soupçonnait pas que les écrits d’Abélard fussent devenus la base d’un enseignement fort répandu. Deutsch lui-même, Petrus Abælard, Leipzig, 1883, p. 427, disait : « En philosophie il peut être question d’une école d’Abélard, mais nullement en théologie. Aucun écrit du xiie siècle ne révèle sa dépendance de la pensée d’Abélard. Une école d’ailleurs se fût-elle formée, la condamnation de Soissons (1121) l’eût étouffée. » Cf. Denifle, op. cit., p. 404, 614. Aujourd’hui, on va le voir, le doute n’est plus permis.

2o Ouvrages de l’école d’Abélard. — Le P. Denifle nous présente non pas un ou deux cours de théologie, comme pour l’école de Saint-Victor, mais quatre Sommes de sentences qui toutes dépendent très étroitement de la doctrine et du texte de l’Introductio ad theologiam. La première et aussi la plus précieuse a pour titre (ms. iii, 77 de Nuremberg) : Sententiæ Rodlandi Bononiensis magistri auctoritatibus rationibus fortes. Le nom seul de son auteur lui donnerait un prix singulier. En effet, d’après la conjecture du P. Denifle, Archiv…, p. 438-452, appuyée sur de nouvelles preuves par le P. Gietl, op. cit., p. 4-20, cette Somme est l’œuvre du grand pape Alexandre III (Roland Bandinelli), dont l’enseignement de la théologie et du droit canon jeta tant d’éclat à Bologne. Par son étendue, sa clarté, sa méthode rigoureuse et le soin de résumer les controverses du temps, elle constitue un document de premier ordre pour l’histoire de la scolastique. Mais il est surtout intéressant de voir un grand docteur résumer la théologie abélardienne, la combattre souvent, et l’adopter parfois même en des points qu’il devait plus tard condamner comme pape (voir plus loin). — La seconde Somme est encore d’un écolâtre de Bologne, Ognibene, contemporain de Roland dont il s’inspire plus d’une fois, et probablement le canoniste bien connu à qui on attribue une Abbreviatio Decreti. Denifle, op. cit., p. 469. Son ouvrage a pour titre (ms. 19134 de Munich) : Incipit tractatus et quorumdam sententiæ collectæ ex diversis auctoritatibus mag. Omnebene. — Les deux autres Sommes sont anonymes et se distinguent par une aveugle fidélité à suivre Abélard dans presque toutes ses erreurs. L’une, découverte à Saint-Florian (Haute-Autriche), est encore inédite, comme celle d’Ognibene, mais Denifle et Gietl en ont donné de nombreux extraits. La dernière n’est autre que l’Epitome theologiæ déjà connu (voir I Abélard, Vie et œuvres) et rangé avec raison par Denifle parmi les cours de théologie inspirés par Abélard. — Tous ces ouvrages en effet ont pour caractère commun une dépendance évidente de l’Introductio ad theologiam d’Abélard. Tous lui empruntent le même Incipit, qu’on ne retrouve dans les manuscrits d’aucune autre école : Tria sunt in quibus humanæ salutis summa consistit, fides scilicet, caritas et sacramentum. Suivant cette division tout abélardienne, ils ramènent la théologie à ces trois parties (les sacrements chez tous précédant la charité). Enfin Abélard est pour eux le Magister Petrus (preuve que Pierre Lombard n’était point encore illustre) ou même pour Ognibene le Magister tout court, dont on adopte les vues et les formules.

Ainsi l’action d’Abélard s’exerça par une foule de maîtres qui, même sans l’avoir entendu (c’est le cas de Roland), transplantaient sa doctrine dans les écoles de tous les pays. Ognibene enseigne à Bologne comme Roland, Denifle, loc. cit., p. 615, mais Roland écrit ses sentences à Rome, Gietl, loc. cit., p. 16, et l’auteur du manuscrit de Saint-Florian professe à Milan. C’est d’ailleurs à Rome, qu’avant 1135, un chanoine de Latran, Adam, De scholis mag. Abaiolardi egressus, enseignait les erreurs de son maître sur l’incarnation, et, combattu par Gerhoch de Reichersberg, préféra l’apostasie à une rétractation. Cf. Gerochi, Epist. ad collegium Cardinalium, dans Pez, Thesaurus anecd. nov., t. vi, p. 522 ; cf. P. L., t. ccxiii, col. 376. On comprend mieux après cela les alarmes de saint Bernard et aussi les expressions du satirique Gautier Map affirmant que dans les écoles « Abélard était enseigné »,

Et professi plurimi sunt Abaielardum,

et ajoutant que la sentence obtenue des évêques par le grand abbé, n’était point admise sans réclamations :

Clamant a philosopho proles educati.
Cucullatus populi primas cucullati.
Ut sæpe tunicis tribus tunicati
Imponi silentium fecit tanto vati (Abélard).

Walter Mapes, dans The latin poems by Wright, Londres, 1841, p. 28 ; cf. Denifle, op. cit., p. 605 sq.

3o Survivance de l’école d’Abélard à sa condamnation. — L’école d’Abélard fut encore florissante après la condamnation de 1141, seulement elle devint plus prudente et plus modérée. Le P. Denifle, Archiv…, p. 604, 615, avait pensé que les quatre Sommes étaient antérieures au concile de Sens. Mais le P. Gietl, Die Sentenzen, etc., p. 17, a prouvé qu’au moins les Sentences de Roland sont postérieures et ont été écrites vers 1149. On y lit la formule Dicebat magister Petrus, qui suppose Abélard disparu ; on n’y voit pourtant pas mentionnée la condamnation, si ce n’est peut-être dans cette expression, à propos de l’optimisme, quidam a ratione