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SOCIALISME. STRUCTURE IDÉOLOGIQUE

se débat en d’inextricables équivoques. Que l’on parle de liberté, de dignité humaine, de raison, d’autorité ; que l’on distingue l’ordre de la grâce et celui de la nature ; que l’on s’efforce de concilier la primauté du spirituel et l’autonomie relative et spécifique du temporel, toujours l’Église et le monde moderne, en employant les mêmes vocables, usent de langues différentes.

Une telle situation nous dicte la voie à suivre en cette étude théologique du socialisme et définit nettement ce que le lecteur peut en attendre. Il ne s’agit pas ici de répéter ou de résumer ce que les économistes et les sociologues pensent du socialisme ; nous n’empiéterons pas sur sur spécialité et nous nous bornerons à profiter de leurs travaux. Mais, considérant le socialisme comme une erreur théologique, nous nous efforcerons de le comprendre et de le juger à la lumière de la doctrine chrétienne. Cette différence de point de vue ne sera pas sans conséquence pour la méthode : ce qui nous arrêtera davantage dans l’exposé ne sera pas toujours ce que les socialistes ont coutume de prêcher avec le plus d’insistance ; certains noms, certaines thèses illustres seront brièvement mentionnés, cependant que tel doctrinaire méconnu, telle œuvre obscure méritera de retenir notre attention si les présupposés métaphysiques et religieux s’y expriment clairement ; enfin les critiques que nous adresserons au socialisme ne seront pas forcément les mêmes, ni présentées dans le même ordre d’importance, que celles dont s’aviserait l’économiste ou le politicien. Interprétation théologique, donc tendancieuse, dira-t-on peut-être. Il est vrai. Il s’agit d’un point de vue que nous ne pouvons imposer à ceux qui ne partagent pas notre foi et qui, pour le fidèle lui-même, ne prétend pas remplacer ou rendre inutiles les considérations et les conclusions de disciplines spéciales. Mais, s’il est une sagesse supérieure à celle des économistes et des sociologues, si sa lumière ne se laisse pas atteindre par leurs méthodes techniques et si pourtant elle est indispensable dès ici-bas à la vie des hommes et à la pleine intelligence comme à la parfaite réalisation de leur destinée, nous croyons qu’il appartient au théologien de la dégager et de la répandre. En interprétant théologiquement le socialisme, on atteint cette erreur dans la réalité de sa nature et dans toute sa signification ; les représentations fragmentaires qu’en peuvent donner les sciences particulières ne sont pas pour autant superflues, mais seule la lumière théologique permet de les ordonner sagement, de les juger et de les dépasser.

II. La structure idéologique du socialisme.I. LES SOURCES THÉOLOGIQUES. — Ce n’est pas d’être une réforme que la Réforme fut accusée par l’Église romaine. Celle-ci, en effet, n’a pas attendu la brisure protestante pour désirer et pour entreprendre une réforme. L’urgence en était apparue, dès avant le coup d’éclat de Luther, aux papes, aux princes chrétiens, à la meilleure partie du clergé, aux fidèles éclaires. Sur nombre de points, les réclamations des réformateurs hétérodoxes correspondaient aux vœux de la chrétienté et c’est une des raisons pour lesquelles ces réclamations rencontrèrent des l’abord tant d’échos sympathiques et suscitèrent tant d’entraînements enthousiastes. Mais l’Église ne put tolérer une réforme entreprise indépendamment de son autorité et échappant à sa direction. De par sa constitution divine, elle devait condamner, comme fausse ou « prétendue » réforme, un mouvement qui ne puisait pas son inspiration à la seule source, authentique et légitime. Avec un sûr instinct. l’Église n’a voulu et n’a pu voir, dans une telle entreprise, qu’un attentat contre l’unité chrétienne ; ou les réformateurs parlaient de retour à l’Évangile, de liberté spirituelle, l’Église comprenait rupture de la chrétienté et libre examen.

Dès que l’on accepte le point de vue du magistère catholique, on s’explique comment la réforme protestante, avec sa curiosité fervente et son respect sincère de l’antiquité chrétienne, porte au jugement de l’Église la responsabilité des erreurs « modernes ». Elle a en effet rompu le pacte tutélaire qui unissait la chrétienté sous le joug rédempteur du Christ. Par une suite infaillible que le magistère ne se lasse pas de dénoncer, cette erreur antichrétienne conduisit à une métaphysique irréligieuse, de là aux pires erreurs morales, puis aux doctrines subversives de l’ordre politique, pour aboutir enfin dans l’ordre économique et social aux théories révolutionnaires du xixe et du xxe siècle. Sous tous ces aspects divers, on reconnaît aisément la même erreur, formulée dès l’origine des temps en ces deux mots : Non serviam. Sous prétexte de liberté chrétienne, le protestantisme récuse l’autorité surnaturelle du Christ représentée par le chef de l’Église visible. Sous prétexte de liberté intellectuelle et philosophique, le naturalisme rejette l’autorité légitime du Créateur pour diviniser la créature. Sous prétexte de liberté morale, le sensualisme méconnaît l’autorité de la conscience, en confondant le bien et le mal sous le niveau indifférent de l’utile. Sous prétexte de liberté politique, les principes révolutionnaires sapent ou renversent l’autorité du pouvoir légitime. Enfin le droit privé lui-même est atteint, et avec lui les conditions élémentaires de la vie sociale, lorsque l’on prétend réaliser le rêve d’une liberté absolue dans le domaine économique.

Nous n’avons pas ici : exposer longuement l’erreur métaphysico-religieuse qui obscurcit depuis plusieurs siècles tant de discussions relatives à la liberté. Il suffit de l’énoncer en quelques mots. On sait que la philosophie rationnelle, affermie par une saine théologie, se fait de la liberté une notion à la fois relative et positive, celle d’un mode d’être caractéristique des natures rationnelles, maîtresses de soi et de leurs actes ; ce mode d’être, comme tout ce qui est, dépend de la cause première, sans que cette dépendance, soutien de la liberté même, puisse d’aucune manière léser l’intégrité parfaite de cette liberté. Au contraire, victime de l’imagination et déçue par les apparences du monde physique ou des relations juridiques et sociales, une philosophie moins rigoureuse voit dans la liberté un caractère absolu et négatif : l’indépendance à l’égard de toute cause autre que soi. « L’essence du libre arbitre exige que mon option soit toute mienne, en tant qu’option, et seulement mienne », selon la loi mule hardie d’un théologien récent, qui ne s’explique pas comment cette option peut exister et être telle, c’est-à-dire mienne, de par la cause première, comme je suis et comme je suis moi même, de par cette cause qui n’est pas moi.

Certains artifices pourront arbitrairement neutraliser les suites logiques de cette erreur initiale, sous la plume des théologiens et des philosophes catholiques. Mais on ne doit pas s’étonner que les incroyants négligent cette précaution et que la philosophie « moderne », au sens (que l’Église donne à ce mot, philosophie échappant au contrôle tutélaire de la foi, admette sans retenue les conséquences naturelles de ce principe erroné. Désormais la liberté exclura donc toute référence à une autorité ou à un ordre extérieur, s’imposant objectivement. Le peuple ne sera plus libre s’il subit une autorité qui ne soit pas à chaque instant l’expression pure et actuelle de la volonté populaire. La pensée libre non seulement doit rejeter l’hétéronomie d’une vérité toute faite, dictée du dehors par un esprit supérieur ou même par la tyrannie d’un ordre de choses extérieur et objectif ; elle doit en outre se considérer comme la source exclusive et la mesure suprême d’une vérité désormais idéale et subjective. On rejet-