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SOCIALISME. SOURCES PHILOSOPHIQUES

tara de la même façon toute hétéronomie morale : la conscience libre ne supporte pas qu’un maître décide pour elle du bien à faire et du mal à éviter ; non seulement elle est sa propre loi. mais elle l’est en dernier ressort et dans l’autonomie absolue et fermée de son immanence souveraine. En un mot. bon gré mal gré, la notion moderne de liberté, par une usurpation sacrilège, inclut l’aséité, constitutif formel de la déité. C’est ainsi que l’homme succède aux idoles.

Mais l’on se tromperait étrangement si l’on voulait voir dans la réforme protestante une revendication pure et simple de liberté. Ce serait un singulier anachronisme que de prêter aux réformateurs du xvie siècle les préjugés rationalistes et libéraux du xviie siècle. Bien au contraire, la Réforme s’est d’abord insurgée contre la liberté humaine entendue au sens idolâtrique que nous venons d’esquisser, car « en toutes les matières qui touchent au salut et à la vie éternelle, la raison ni la volonté de l’homme n’ont aucune valeur ; il faut les abolir totalement ». Luther. Exegetica opera latina, 1532. éd. d’Erlangen, t. xviii, p. 80-81. L’arbitre humain n’est pas libre mais serf. Si la Réforme entend libérer le chrétien, c’est uniquement des prescriptions, des doctrines, des « babillages » humains, de toutes les superfétations qui étouffent la Parole divine et qui ne sont que la manifestation du monde, bref de l’autorité, du magistère et de la discipline ecclésiastiques. La Réforme n’inaugure donc pas, quoi qu’on en dise, l’ère du rationalisme, du libéralisme et de la démocratie : les idées individualistes qui ont pu se développer en son sein ne répondent qu’à des nécessités polémiques. L’esprit de la Réforme, en revanche, fait écho à l’esprit gibelin, toujours méfiant à l’égard de l’Église, parfois violemment anticlérical, mais d’autant plus respectueux du pouvoir laïc que celui-ci se présente volontiers comme une borne inviolable opposée aux empiétements de l’Église. En ce sens, on le voit, d’accord avec les historiens qui ont le mieux connu et interprété le message des réformateurs, l’enseignement catholique a dégagé très exactement l’erreur fondamentale de la pensée « moderne », du droit

« nouveau » : tandis que la société chrétienne médiévale,

sous le signe des deux glaives, reconnaissait la double souveraineté du pouvoir laïc et du pouvoir ecclésiastique, la société moderne retire le glaive des mains de l’Église et n’admet plus qu’une seule souveraineté sur cette terre : le pouvoir temporel et laïc.

II. LES SOURCES PHILOSOPHIQUES. — Quelque importance qu’on attache aux sources théologiques du socialisme, il convient d’explorer les présupposés philosophiques sur lesquels, dans un contexte historique plus immédiat, reposent les erreurs socialistes. Certes, nous ne viserons pas ici à un exposé complet qui réclamerait une étude approfondie du mouvement des idées tel qu’il s’est développé en Europe occidentale entre le xvie et le xviiie siècle. Nous n’oublierons pas que le socialisme, en fait, s’est présenté comme une réaction, en partie justifiée, contre une philosophie sociale et économique historiquement datée et suffisamment caractérisée. On s’apercevra que le socialisme, subissant la loi de toute réaction et de toute secte dissidente, ne s’oppose aux conclusions de la philosophie généralement reçue qu’en s’appuyant sur les mêmes principes qu’elle. Entre les économistes classiques et leurs adversaires socialistes, on découvre sans peine une communauté foncière d’inspiration : avant toute discussion, à l’origine même de toute discussion, les uns et les autres admettent un certain nombre de préjugés communs dont nous voudrions signaler brièvement les traits essentiels.

Rationalisme. — La réforme protestante s’est dressée (outre l’autorité doctrinale de l’Église, mais, dans son principe, elle ne semblait pas devoir confier à la science ou à la raison humaine le sceptre qu’elle arrachait aux mains du magistère ecclésiastique. Bien au contraire. Les premiers réformateurs tenaient d’Occam et des nominalistes un mépris excessif de la raison, et ils étendaient ce mépris à la scolastique, à la théologie traditionnelle. Sans doute, la raison a été donnée par Dieu aux hommes pour le bon ordre des affaires en ce bas monde, mais, selon Luther, « en ce qui touche au salut et à la vie éternelle, la raison ni la volonté de l’homme n’ont aucune valeur, et il faut exterminer de ce domaine tout ce qu’elles pourraient faire ». Exegetica opera latina, 1532, éd. d’Erlangen, t. xviii, p. 80-81. Dans un sermon de 1546, le réformateur fustigeait violemment cette raison humaine qui « de sa nature et manière d’être, est une gourgandine nuisible », « une fille mangée par la gale et par la lèpre ». Ibid., t. xvi, p. 142-144. Les prétentions de la raison sont comparées dans les Propos de table aux instigations de la concupiscence charnelle et doivent donc être « noyées dans le baptême… Si la paillardise t’assaille, tue-la ; agis de même et plus fortement encore avec la paillardise spirituelle ». Tischgespräch, éd de Weimar, t. ii, p. 135. En termes moins violents, Zwingle et Calvin expriment le même mépris de la raison. Pour la Réforme, c’est au contraire l’Église romaine qui est coupable de profaner la parole de Dieu, en l’exposant aux entreprises sacrilèges de la raison humaine. « C’est une rage prodigieuse aux hommes, quand ils prétendent d’enclore ce qui est infini et incompréhensible en une si petite mesure comme est leur entendement ». Calvin, Institution chrétienne, éd. Lefranc, p. 216.

Les conceptions du xviiie siècle sont toutes différentes assurément, et dans le monde protestant lui-même. C’est que la prétendue Réforme ne suffit pas à expliquer le mouvement moderne des esprits dans le sens de la liberté de pensée et du rationalisme. On a vu ici même, t. xiii, col. 1688-1778, les origines et le progrès de ce mouvement, dont nous n’avons pas à retracer les phases. Il nous suffit de le saisir au moment où le rationalisme, renonçant à la réserve qu’il avait cru devoir observer (théorie de la double vérité, philosophique et théologique ; restriction au domaine des sciences exactes ; présentation sous forme utopique et romanesque), affirme sa prétention d’atteindre toute vérité tant spéculative que pratique. Les domaines jusque-là réservés, la religion, la morale, la politique, où l’on avait respecté les principes traditionnels, sont désormais discutés ouvertement, et les philosophes luttent ardemment pour la mise en œuvre effective de leurs idées. Telle est la situation dans la seconde moitié du xviiie siècle, en France et en Angleterre notamment.

L’évidence rationnelle, au nom de laquelle on sape les institutions sociales, est proposée en critère de toute législation : « La raison éclairée, conduite et parvenue au point de connaître avec évidence la marche des lois naturelles, devient la règle nécessaire du meilleur gouvernement possible, où l’observation de ces lois souveraines multiplierait abondamment les richesses nécessaires à la subsistance des hommes et au maintien de l’autorité tutélaire. » Quesnay, Le droit naturel, dans Collection des principaux économistes…, vol. ii, Physiocrates, par E. Daire, 1846, 1re partie, p. 54. Le rationalisme des « philosophes » comme celui des « économistes » se pique d’arracher à la routine et aux préjugés le gouvernement des États, pour le remettre, non certes aux mains des libres citoyens, mais sous le joug de l’évidence, c’est-à-dire soit à la discrétion du despote éclairé, soit au jugement des sages, de ceux qui savent, autrement dit des philosophes ou des économistes eux-mêmes.

Esprit de système. — On sait que le rationalisme prit au cours des siècles plusieurs formes différentes.