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SOCIALISME. LES PRÉCURSEURS

nauté n’en saluaient être affectées ni modifiées ; on s’arrange d’une façon quelconque pour s’assurer le nécessaire, mais les relations sociales doivent se tenir sur un autre plan. La chose est claire dans le communisme platonicien : la cité comprend deux parties fort distinctes, ici les laboureurs et les artisans, là les magistrats et les guerriers. Les fonctions proprement politiques reviennent à ces deux dernières classes. Quant aux laboureurs et aux artisans, il leur appartient d’alimenter et d’entretenir la cité par leur travail, mais ils sont maintenus en dehors de l’État : ils ne participent ni à la législation, ni a l’administration, ni aux nobles fonctions militaires. Mais, en retour, les magistrats et les guerriers doivent demeurer étrangers et indifférents à l’activité économique qui les détournerait de leurs obligations supérieures, et c’est pour les maintenir dans cette indifférence qu’il leur est interdit de rien posséder personnellement, ni biens matériels, ni famille. Cette séparation absolue repose, dans la pensée de Platon, sur la haute idée qu’il se fait de la vie politique et sur cette conviction que la richesse, avec tout ce qu’elle implique, est la source de la corruption morale et civique. Toutes les théories et les romans communistes s’inspirent de ce mépris que le sage oppose aux richesses, mépris que le socialisme moderne, né du xviiie siècle, ne saurait partager. Il est bon de faire remarquer que l’existence de deux classes n’est pas essentielle au communisme : dans les communautés d’inspiration religieuse, dans l’Utopie de Morus, tous participent à la vie commune ou politique, en même temps que tous doivent, selon leurs forces, travailler à l’entretien matériel du monastère ou de la cité ; il reste que les opérations économiques ne gouvernent pas les représentations collectives ni ne déterminent la hiérarchie au sein de la collectivité ; celle-ci a ses lois propres, d’un ordre supérieur, et les individus ne s’adonnent aux travaux économiques que dans la limite des besoins. On remarquera que le communisme est d’abord soucieux de réglementer la consommation commune, laissant parfois chacun agir à sa guise, comme dans l’Utopie, pourvu que nul ne demeure oisif : au contraire, dans le socialisme, la consommation demeure toujours affaire privée, tandis que la production est socialement organisée en vue de cette consommation individuelle.

« Identifier le socialisme et le communisme, c’est

donc identifier des contraires. Pour le premier l’organe économique doit presque devenir l’organe directeur de la société ; pour le second, ils ne sauraient être tenus assez éloignés l’un de l’autre. Entre ces deux manifestations de l’activité collective, les uns voient étroite affinité et presque identité de nature ; les autres n’aperçoivent, au contraire, qu’antagonisme et répulsion. Pour les communistes, l’État ne peut remplir son rôle que si on le soustrait complètement au contact de la vie industrielle : pour les socialistes, ce rôle est essentiellement industriel et le rapprochement ne saurait être trop complet. Pour ceux-là, la richesse est malfaisante et il faut la mettre en dehors de la société ; pour ceux-ci, au contraire, elle n’est redoutable que si elle n’est pas socialisée. Sans doute, et c’est ce qui trompe le regard, il y a de part et d’autre une réglementation ; mais il faut faire attention qu’elle s’exerce en sens opposé. Ici. elle a pour objet de moraliser l’industrie en la rattachant à l’État : là de moraliser l’État en l’excluant de l’industrie. » Durkheim, op. cit., p. 605.

S’il existe un tel contraste entre le communisme et le socialisme, c’est que l’un et l’autre systèmes ne répondent pas à la même question. D’où viennent l’égoïsme et l’immoralité, demandent les communistes, question éternelle, qui n’émeut que quelques cercles restreints d’âmes supérieures ; et la réponse condamne directement la propriété privée, comme source des vices et désordres anti-sociaux : le reste des systèmes communistes, les lois somptuaires diversement nuancées, les lois du travail et de la distribution interviennent secondairement, comme règles d’application d’un état social d’où l’on a d’abord exclu la propriété. Au contraire, le socialisme se demande quelle organisation sociale et économique dans les circonstances données sera la plus efficace, procurera la consommation la plus large et la plus générale, problème qui est de nature à émouvoir les masses ; et la réponse n’est pas directement hostile à la propriété : en fait, le socialisme n’entend léser la propriété que dans une période transitoire, ou en tout cas dans la seule mesure requise à l’édification de ses plans économiques. Il croit qu’une bonne organisation économique suffit à faire le bonheur des hommes en société : comment hésiterait-il à l’instaurer, dût certaine propriété en souffrir ? Le communisme a encore moins de scrupule, car il hait pour elle-même la propriété ; mais il n’a pas la naïveté lourdement optimiste du socialisme et c’est pourquoi il légifère volontiers en vue d’un monde utopique pour des hommes sans égoïsme et sans avidité.

III. Les formes historiques du socialisme.I. TENDANCES SOCIALISTES AVANT LE SOCIALISME. — Les socialistes modernes ont la faiblesse de se chercher des ancêtres dans la plus haute antiquité : Platon, les stoïciens, les premières communautés chrétiennes prennent dans leurs ouvrages la tête d’une longue liste qui, par Thomas Morus, Campanella, Babeuf et Karl Marx, conduit jusqu’aux maîtres contemporains de la doctrine. Après ce que nous avons dit plus haut, on nous permettra de renoncer à ce développement facile qui méconnaît l’originalité propre du socialisme. Cf. c. Rappoport et Compère-Morel, Un peu d’histoire, dans l’Encyclopédie socialiste, Quillet, 1912, p. 15-98.

En particulier, nous pouvons écarter résolument de notre étude le prétendu socialisme des Réductions du Paraguay et des sociétés communistes de l’Amérique du Nord. S’il est une leçon qui découle évidemment de leur histoire, c’est qu’elles avaient pour fondement la religion et que leur prospérité sociale et matérielle fut toujours proportionnelle à l’intensité du sentiment religieux qui les animait. Ainsi les Réductions du Paraguay, les sociétés de Shakers, les colonies d’lnspirationists ou d’Harmonists à Amana ou à Economy, les 300 ou 400 Dunkards d’Euphrate, les Perfectionists d’Oneida et de Wallingford, les Separatists de Zoar, à plus forte raison les Mormons. Au contraire, les communautés privées de cette base religieuse, comme le phalanstère de Dallas, Cedar Vale, Brook l’ami, la Nouvelle-Australie, ne surent point se maintenir et périrent dans la misère ou bien se transformèrent en entreprises capitalistes. En tout cela il ne s’agit pas de vrai socialisme. Celui ci pourtant connut quelques tentatives explicites de réalisation, la New Harmony, l’Icarie, le phalanstère fouriériste du Texas, dont nous considérerons la fortune à propos d’Owen, de Cabet et de Considerant.

Il reste, comme l’a montré A. Lichtenberger, Le socialisme xviiie siècle, Paris, 1895, que le socialisem moderne a été préparé dans les idées. Cette préhistoire du socialisme ne se découvre avec quelque netteté qu’au xviiie siècle, et encore dans la seconde moitié de ce siècle. Dans la littérature abondante et déclamatoire qui monte à l’assaut des institutions, on discerne parfois un échantillon authentique de la doctrine socialiste, c’est à dire l’idée qu’une collectivisation des biens favoriserait le progrès économique et social. Le plus souvent, il faut l’avouer, l’argumentation qui mène à détruire ou a atténuer la propriété privée n’offre rien de socialiste : un Morelly, un Mably répètent les arguments éthiques du communisme le plus traditionnel ; un Brissot de Warville ne songerait pas à critiquer le droit de propriété s’il n’y était con-