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SUAHl.X. DOGMATIQUE, LA TRINITÉ

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Quoique le respect professé par Suarez pour saint Thomas ne le cède à celui d’aucun autre théologien, il ne lui a pas dicté la même attitude à l'égard du saint docteur. Ne croyant pas que ce fût porter atteinte à la gloire d’un génie, si incontesté qu’il puisse être, que de lui reconnaître des limites dans lesquelles l’ont nécessairement enfermé soit les imperfections de l’intelligence humaine, soit les conditions du travail scientifique à une époque donnée, il ne s’est jamais étonne de rencontrer chez saint Thomas à côté des vues les plus justes et les plus profondes, des obscurités, des omissions, des assertions contestables. Aussi, là où la doctrine du Maître lui semble manquer de clarté s’est-il fait un devoir, en toute objectivité, d’abord d’avouer son impuissance à la comprendre, puis de chercher à lui donner un sens acceptable et cohérent par une exégèse inspirée des méthodes scientifiques les plus rigoureuses, préférant en tout cas renoncer parfois à en percer le mystère que de l’interpréter arbitrairement en l’intégrant dans une synthèse personnelle. De même ne s’est-il jamais fait scrupule de discuter point par point, avant de l’admettre, l’enseignement de la Somme, s’y conformant avec d’autant plus de conviction lorsqu’il le reconnaissait solidement fondé, s’y ralliant de préférence à tout autre quand, tout bien pesé et examiné, il lui semblait impossible d’arriver à une certitude sur tel point controversé, mais l’abandonnant par contre sans hésiter, lorsque, par suite d’arguments on de documents nouveaux apportés au débat, il lui semblait devenu désormais insuffisant ou insoutenable. Serait-ce là vraiment faire preuve d'étroitesse ou d’infirmité d’esprit ? N’est-ce pas plutôt ainsi qu’aurait voulu lui-même être traité celui qui ne fut pas seulement l’un des plus grands et des plus respectés de tous les maîtres, mais aussi l’un des plus sagement indépendants et des plus soucieux du progrès intellectuel ?

3° Théologien moderne et indépendant, Suarez a été de plus un prodigieux érudit. Ce n’est pas seulement en effet par l’analyse exacte et la discussion pénétrante de leurs principales thèses qu’il sera d’un précieux secours à qui cherche à pénétrer au cœur de la doctrine des deux grands maîtres de la théologie catholique : saint Augustin et saint Thomas, mais aussi par l’abondance des citations qu’il a faites de leurs différentes œuvres. Seule une pratique constante et familière de leurs écrits a pu lui permettre ces accumulations et ces rapprochements de textes concernant toutes les questions en litige à propos de leur enseignement. Que l’on se rallie ou non à l’interprétation qu’il a donnée de ces textes, au moins y aura-t-il toujours sérieux profit à s’y référer et à la connaître.

L'étude critique à laquelle Suarez s’est livré sur les auteurs les plus notables, de toute école, qui se sont succédé du xin° siècle jusqu’au concile de Trente, n’est pas moins remarquable. Nulle part sans doute Durand, Uuns Scot et les nominalistes Paludanus, Capréolus, Dom. Soto et Médina n’ont été aussi minutieusement exposés et commentés. On trouvera chez lui, après l'énoncé de leurs thèses, leurs arguments, la mise en balance de leur fort et de leur faible, puis un jugement sans parti pris qui adopte ou rejette leurs conclusions. « Kclectisme ! » a-t-on dit. l’our être courant, ce reproche dédaigneux n’en est pas fondé pour autant. Car, d’abord, n’y aura-t-il pas toujours avantage, en quelque controverse que ce soit, à entrer en contact avec un esprit qui a poussé aussi loin le souci de s’informer du contenu et des fondements de toutes les opinions avant de formuler la sienne ? Par ailleurs n’y a-t-il pas éclectisme et éclectisme, pure compilation et assimilation judicieuse ? Est-il vrai vwfin qu’une intelligence ne fait montre de puissance que dans la mesure où elle élabore, sur l’ensemble de la théologie ou sur

chacune des différentes parties dont elle est composée, une synthèse plus ou moins neuve et grandiose ? La répugnance que d’aucuns éprouvent à fondre en un système logiquement organisé et rigoureusement lié les résultats de leur vie de travail, ne pourrait-elle pas venir précisément de ce que l'étendue de leurs connaissances et la vigueur de leur esprit leur ont permis de sonder plus à fond les vraies difficultés des grands problèmes de la métaphysique ou du dogme, et de mieux comprendre les défauts des meilleures solutions qu’on a cherché à leur donner ? N’est-il pas au moins permis de se poser cette question ?

Mais beaucoup mieux peut-être que ces considérations générales, quelques morceaux choisis de la théologie de Suarez mettront en lumière ces caractères fondamentaux de son œuvre : la précision scientifique toute moderne de sa méthode, son indépendance à l'égard des écoles trop exclusives, son immense érudition et la remarquable pénétration de son analyse.

II. La Trinité : existences et subsistences enDieu. — Ayant successivement établi, dans son traité de la Trinité, qu’il y avait trois personnes en Dieu, que l’existence de cette Trinité n'était démontrable ni par notre intelligence, ni par celle des anges, qu’elle ne l'était même pas après la révélation, que le Père, le Fils et le Saint-Esprit étaient également Dieu et. en tant que personnes, réellement distincts l’un de l’autre, Suarez étudie la notion desubsistence dont il s’est aussi occupé à propos de l’incarnation du Verbe. T. xvii, disp. XI, p. 431 sq.

Chez les Pères, le mot subsistence a un sens concret ; chez les scolastiques, au contraire, il s’emploie généralement de façon abstraite pour désigner le principe en vertu duquel subsiste la personne. D’après certains, de ce qu’il existe en Dieu plusieurs personnes, il ne s’ensuivrait pas qu’il y ait en lui plusieurs principes de subsistence. La nature divine, expliquent-ils, étant subsistante par elle-même, n’a aucun besoin d'être complétée par des subsistences personnelles. L. III, c. iv, n. 2 et 6, t. i, p. 593, 594.

Suarez rejette cette opinion d’où il résulterait que la personne serait exclusivement définie par l’incommunicabilité et ne consisterait par conséquent qu’en une pure négation. Comment, du reste, une essence scraitelle rendue incommunicable par du négatif ? Selon lui, les formes positives par lesquelles subsistent le Père, le Fils et le Saint-Esprit, ce sont les relations propres qui les unissent entre eux. Ce qui ne l’empêche point, au demeurant, d’admettre que l’essence divine ait sa subsistence à elle, cette subsistence absolue ne supposant nullement, à son sens, aux subsistences personnelles. Loc. cit., n. 3, 7, 10, p. 595.

De même incline-t-il à affirmer, contrairement à l’opinion de Capréolus et de Cajétan, la présence en Dieu de trois existences relatives et personnelles à côté de l’existence essentielle. Impossible, d’après lui, de ne tenir l'être du Père, du Fils et du Saint-Esprit, comme le veulent ses adversaires, que pour un mode de l’existence absolue de la divinité. D’ailleurs n’en serait-il qu’un mode, encore posséderait-il son existence propre, comme l’accident en possède une qui se distingue de celle de la substance. Partout en effet où il y a une entité actuelle réellement différente d’une autre, il y a aussi une existence spéciale et distincte. Or, les trois personnes de la sainte Trinité sont réellement différentes l’une de l’autre ; elles ont donc chacune une existence relative particulière. D’où il ne faut pas conclure cependant que la divinité existe formellement par les trois existences des hypostases dans lesquelles elle subsiste, mais seulement, que ces hypostases ont leur existence relative propre, comme la substance divine a son existence absolue. Ibid., c. V, p. 595.