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SUAREZ. DOGMATIQUE, L’INCARNATION


parce qu’il s’est produit une modification dans le monde créé que nous pouvons dire qu’il a opté dans un sens ou dans l’autre, car les êtres ne sont pas voulus par lui parce qu’il les réalise, mais au contraire ils sont réalisés parce qu’il les a voulus, si bien que c’est en lui et non au dehors que se trouve toute la raison de son vouloir. Ibid., n. 22, p. 206.

A la lumière de ces principes, sans doute sera-t-il plus aisé de comprendre pourquoi les grands docteurs se sont demandés quels étaient les motifs de l’incarnation et dans quelle mesure les solutions qu’ils ont proposées à ce problème sont capables de le résoudre.

2. Le problème du motif de l’incarnation et les diverses réponses. — L’intérêt de la question se comprend aisément : il s’agit de savoir si le Christ a été prédestiné par Dieu avant ou après la prévision du péché originel, en d’autres tenues s’il est avant tout rédempteur ou s’il est, au contraire, d’abord la fin de la création et le premier des prédestinés, de telle façon que, s’il n’avait pas dû venir un.jour sur la terre, rien n’eût jamais existé et le ciel ne se fût ouvert pour personne, ni homme, ni ange.

Entre ces deux hypothèses, saint Thomas et tous ses disciples ont choisi la première, s’appuyant sur l'Écriture qui ne donne guère d’autre raison de l’incarnation que le rachat du péché, sur les Pères qui ont parlé dans le même sens et sur le symbole de Nicée n’indiquant, lui aussi, comme but à l’union du Verbe avec notre nature que le salut des hommes : propter noslram salutem incarnatus est. Sect. ii, n. 1 sq., p. 216.

D’autres grands docteurs, cependant, Alexandre de Halès, Albert le Grand, Dons Scot soutiennent que la venue du Christ parmi nous a eu pour premier objet de manifester au dehors la bonté divine, soit que le Seigneur ait voulu avant tout, comme le pense le Docteur subtil, des élus qui partagent sa béatitude et dont son Fils serait le chef, soit que d’une manière plus générale il ait estimé qu’aucune création n'était digne de sa charité infinie si son Fils n’en était le centre et le couronnement. Ibid., n. 10, p. 219.

Entre ces deux opinions extrêmes, Suarez en signaledeux autres plus complexes qu’il n’attribue pourtant à aucun auteur. Suivant la première, Dieu ayant sous les yeux tous les mondes possibles et particulièrement l’un d’eux se caractérisant par la création des anges et des hommes, les mystères de la grâce et de l’union hypostatique, la permission du péché et la rédemption, aurait choisi ce dernier sans doute à cause de la perfection spéciale dont il était redevable à l’incarnation, mais sans considérer toutefois si celle-ci était ou non la conséquence d’une faute. Ainsi la chute du genre humain aurait-elle été acceptée et l’existence du Christ décidée en un seul et même moment, sans que l’une ou l’autre puisse prétendre à la première place dans l’intention divine. A quoi d’ailleurs rien ne s’oppose, puisque l’incarnation n’est rattachée par aucun lien nécessaire à la rédemption. Ibid., n. 11, p. 220.

D’après la seconde de ces opinions intermédiaires, Dieu aurait d’abord décrété que, pour la glorification de ses divers attributs dans l’univers, l’une des personnes de la Trinité s’unirait hypostatlquement à une créature, sans préciser que ce serait le Verbe, nique ce sciait à la nature humaine. Le Christ n’aurait, par contre, été prédestiné qu’après la permission du péché originel. Ainsi la fin primordiale de l’incarnation serait-elle le rachat du péché, tandis que l’union hypostatique aurait pour but de donner un chef parlait aux anges et aux hommes. Ibid., n. 12, p. 220.

3. Position prise par Suarez.

Suarez ne se rallie complètement à aucun de ces quatre systèmes. Il reconnaît pourtant, dans le commentaire qu’il en donne, une très grande probabilité à l’opinion de saint Thomas. Comment., n. 3, p. 195. Il conteste seulement que

l'Écriture assigne « partout », comme il est dit dans la Somme, III », q. I, a. 3, l’expiation de nos fautes comme motif à l’incarnation, car elle l’attribue parfois à d’autres causes qu’il est difficile de considérer comme se confondant avec la rédemption et comme incluses en elle. Bien n’empêche même de soutenir que ces dernières causes étaient prédominantes dans l’intention de Dieu, bien qu’ayant été plus rarement mentionnées dans les Livres saints. Ibid., n. 5, p. 188.

Certains arguments du Docteur angélique prêtent du reste à discussion. Ainsi quand il soutient que la prédestination suppose la prescience des futurs et en conclut que Dieu n’a décrété l’incarnation qu’après avoir prévu le péché, comme il lui arrive de ne vouloir le salut d’un homme qu’eu égard aux prières d’un autre, prædestinat salutem alicujus hominis per orationes aliorum implendam. Comparaison fort mal choisie, fait observer Suarez, car aucune prière ne peut valoir à quelqu’un son élection à la vie éternelle, cette élection étant nécessairement gratuite et indépendante de toute prescience de bonnes œuvres ou mérites.

D’autre part saint Thomas concède qu’Adam avant sa chute a connu le Christ et qu’il a eu la foi en lui, comme le prouvent soit les paroles par lesquelles, lors de son mariage avec Eve, il prophétisa l’union de Notre-Seigneur et de l'Église, soit le simple fait qu’il avait la grâce sanctifiante, Dieu n’ayant pas pu ne pas lui révéler à quel médiateur il la devait.

Le saint docteur précise toutefois que l’incarnation ne fut pas dévoilée à nos premiers parents comme une rédemption, mais seulement comme un moyen pour accéder â la béatitude. A quoi Suarez de répondre que, s’il est permis au Seigneur de faire part à quelqu’un de l’incarnation de son Fils en lui donnant une raison qui n’est pas la vraie ou tout au moins la principale, il se pourrait de même fort bien que les nombreux textes de l'Écriture attribuant à cette incarnation un but de rédemption, ne nous en aient pas non plus indiqué le motif primordial. Ibid., n. ii, 12, 13, p. 192.

Ces critiques n’empêchent pas Suarez de déclarer une seconde fois, en concluant, que la doctrine révélée favorise beaucoup la thèse de saint Thomas et lui assure un solide fondement dogmatique. Ibid., n. 14, p. 193.

Toutefois, en ce qui le concerne, il se refuse à admettre que l’incarnation n’ait été voulue par Dieu qu’accidentellement, pour ainsi dire, et comme retouche à son plan primitif contrecarré par la faute d’Adam. D’après lui, le Christ ne pouvait pas ne pas avoir la première place, comme chef et fin de toutes les créatures, dans l’intention initiale du Seigneur de se communiquer au dehors. Ainsi faudrait il comprendre ces paroles de l’Ancien Testament : Dominus possedit me in initia viarum siiarum, si souvent appliquées par les Pères à la Sagesse faite homme, et de même celles de saint Paul : Primogenitus omnis creatune… ; omnia per ipsum, et in ipso creata sunt … : ut sit in omnibus ipse primatum tenens. Col., i, 15 sq.

Or, ces passages de l'Écriture se concilient fort bien avec ceux qui semblent plutôt donner à l’incarnation une fin réparatrice, pour peu que l’on distingue dans la création l’ordre d’intention de l’ordre d’exécution. Parmi les mondes possibles, en effet, Dieu en prévoyait un où l’homme, élevé à l'état surnature] et soumis à une épreuve, succomberait à la tentation, puis serait racheté par le Verbe hypostatiquement uni à notre nature. Or. connaissant par sa science moyenne ces futurs conditionnels, rien ne s’opposait à ce qu’ayant d’abord formé l’intention de faire du Christ le couronnement de ses œuvres au dehors, il ait jugé que ce dessein sciait précisément exécuté de façon très satisfaisante pour sa sagesse, sa justice et sa miséricorde, dans une humanité d’abord comblée de ses dons, puis