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THÉOLOGIE. LA LIGNE A UG USTI N I E N NE


risque-t-on pas d’être amené à considérer les choses chrétiennes par ie côté qui leur est commun avec les choses naturelles et d’en faire un simple cas de lois plus générales qui les engloberaient comme les variétés d’une espèce ? Et, dès lors, ne risque-t-on pas d’oublier le caractère de « tout » unique et original qui revient à l’ordre de la foi, pour transférer ce caractère à la métaphysique et à une explication rationnelle des choses dont l’ordre chrétien ne serait plus qu’un cas ? Si, par exemple, je construis la partie de la théologie qui me parle de l’homme selon les catégories anthropologiques de la philosophie, en termes de matière et de forme, essence et facultés, etc., ne risquè-je pas rie trahir l’anthropologie révélée que me iivre la Bible, saint Paul par exemple : anthropologie si caractérisée, avec les catégories de l’homme intérieur et extérieur, de la chair et de l’esprit, etc. Et, si les catégories anthropologiques que j’utilise ne sont pas même celles de Platon, mais celles d’Aristote…

Or, il suffît de voir comment procède saint Thomas pour apercevoir le danger. Il fait tellement confiance aux catégories des sciences philosophiques et aux enchaînements rationnels, que non seulement il les introduit dans l’élaboration de l’objet de la foi, mais qu’il leur fait diriger en quelque façon cette élaboration. Deux exemples de cette méthode : 1. Sum. theol., I » -II æ, q. lxxiii, a. 1, saint Thomas se demande si les péchés et les vices sont connexes. Or, l’Écriture présente un texte qui se réfère, semble-t-il, à ce sujet : Quicumque totam legem servaverit, offendal autem in uno, factus est omnium reus. Jac, ii, 10. Il semble que le théologien n’ait, en cette question, qu’à commenter ce texte et à en tirer les conséquences. Saint Thomas, lui, ne procède pas ainsi ; il construit sa réponse sur une analyse psychologique de la condition du vertueux et de celle du pécheur, c’est-à-dire sur l’anthropologie, et il ramène le texte de saint Jacques dans la première objection, se réservant de le gloser d’une manière critique, en fonction de sa théologie générale du péché. — 2. Se demandant, III*, q. xiii, a. 2, si le Christ a eu la toute-puissance par rapport aux changements qui peuvent affecter les créatures, saint Thomas se trouve devant le texte de Matth., xxviii, 18 : « Toute puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre. » Là encore, on s’attendrait à ce que saint Thomas fît de ce texte le pivot de son article. Or, il le cite seulement, en première objection, et construit la théologie du cas en appliquant, en trois conclusions, deux distinctions fondamentales dont les catégories sont empruntées à sa philosophie générale.

La rançon d’une telle confiance en la raison ne serat-elle pas un danger de perdre le sens du caractère unique, original et transcendant des réalités chrétiennes ? La question qui se pose, c’est de savoir si, dans la ligne de la distinction introduite par saint Thomas, par exemple, entre l’acte charnel considéré en soi, qui est bon, et sa modalité pécheresse en état de nature déchue, nous ne trouverons pas l’affirmation de la bonté de l’acte charnel en lui-même tel qu’il est concrètement. Pour avoir donné consistance aux natures, à l’ordre des causes secondes, bref à une nature constituée par l’ensemble organisé des natures, n’aboutirons-nous pas à perdre le sens de la nouveauté du christianisme, de son originalité et de sa souveraineté sur la nature elle-même ? Telle sera toujours, contre le naturalisme des aristotéliciens, la crainte et la protestation des augustiniens : saint Bernard, saint Bonaventuie, Pascal, Luther lui-même.

Nous pensons que saint Thomas a réellement surmonté le danger que nous signalons. En effet, chez lui : a) ce n’est pas Aristote qui commande, mais bien le donné de foi. Saint Thomas a noté lui-même qu’on pourrait user indûment de la philosophie en doctrine

sacrée, d’une double façon : soit en appliquant une philosophie erronée, soit en ramenant la foi aux mesures de la philosophie, alors que c’est la philosophie qui doit être soumise avix mesures de la foi. Aristote n’intervient que pour fournir à la foi un moyen de se construire rationnellement en liaison avec le savoir naturel de l’homme. Qu’on applique au Christ la philosophie de l’homme, au vice et au péché l’analyse philosophique de l’acte humain et des éléments rie la moralité, il est clair que c’est le donné chrétien qui commande et qui « mène », l’apport philosophique jouant un rôle de moyen. Chaque fois qu’on y regarde de près on voit que, dans cette utilisation, Aristote est dépassé ou corrigé. Ce qui eût été grave, c’eût été de laisser Aristote, à supposer qu’il représentât la philosophie, en dehors de l’élaboration de la foi, car c’eût été introduire entre le christianisme d’une part, la raison et la culture, d’autre part, une scission des plus dangereuses ; cf. Charlier, Essai sur le problème théoloç/ique, p. 86. — $) La pensée théologique de saint Thomas, comme du Moyen Age, au moins jusqu’à son temps, est essentiellement à base biblique et traditionnelle. On n’insistera jamais assez sur le fait que le statut de l’enseignement théologique était alors profondément biblique. La leçon ordinaire du maître était consacrée au commentaire de l’Écrituie : c’est ainsi que les commentaires scripturaires de saint Thomas représentent son enseignement public ordinaire comme maître.

II. LA LIGNE AUGUSTINIENNE.

1° La tradition augustinienne des hommes d’Église. — Il n’est guère de période dans la vie de l’Église où l’on saisisse mieux la différence d’attitude entre les hommes de science, qui représentent les initiatives de la pensée, et les hommes d’Église, qui représentent la tradition et tiennent des positions ordonnées à l’édification des âmes. Au xme siècle, tradition et positions des hommes d’Église sont d’inspiration nettement augustinienne. Elles peuvent se résumer ainsi : La raison est compétente pour les choses terrestres, dont la possession n’intéresse pas le chrétien, mais non pour les choses spirituelles et éternelles. D’où une constante distinction entre deux plans, deux orientations et deux puissances de l’esprit, deux manières de penser.

Aussi, quand s’opère 1’ « entrée » d’Aristote dans la pensée chrétienne, ces hommes d’Église augustiniens réagissent. Ils ne peuvent permettre ni que des gens de la Faculté des arts traitent des sujets qui ne sont pas de leur compétence, c’est-à-dire qui dépassent non pas tant l’objet de la raison que ses forces ; ni que ceux de la Faculté de théologie empruntent aux sciences des choses créées un vocabulaire et des catégories de pensée pour concevoir et exprimer les choses de Dieu. Tels sont très expressément les deux thèmes de la réaction augustinienne contre la crue de l’aristotélisme.

Cette réaction s’en prit d’abord aux théologiens qui introduisaient dans la doctrine sacrée les catégories de pensée et le vocabulaire des philosophes. C’est l’objet des récriminations, par exemple, du dominicain Jean de Saint-Gilles (1231), cf. M. M. Davy, Les sermons universitaires parisiens de 1230-1231, Paris, 1931, ou d’Odon de Châteauroux, en diverses occasions, cf. Hauréau, Notices et extraits de quelques manuscrits latins de la Bibl. nat., t. vi, Paris, 1893, p. 215 ; Chartul. univ. Paris., t. i, n. 176, p. 207 (21 décembre 1247). C’est l’objet, surtout, des avertissements les plus véhéments des papes s’adressant aux maîtres de la Faculté de théologie à l’Université de Paris. Grégoire IX écrit, le 13 avril 1 231 : A’ec philosophos se ostentent. .. sed de illis lantum in scolis quæstionibus disputent, quæ per libros theologicos et sanctorum patrum tractatus valeant terminari. Chartul. univ. Paris., t. i,