Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/100

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

mit dans sa poche ses gants de chamois parce que la pluie les gâtait ; quand je pense que M. de Rosny lui refusait de l’argent, quand il en avait trop dépensé ; quand je pense…

— Quand tu penses, tu es bien ennuyeux, mon ami, interrompit son maître, et tu ferais mieux de me dire ce que c’est que cette figure noire qui me semble marcher dans la boue derrière nous.

— Je crois que c’est quelque pauvre paysanne qui veut demander l’aumône ; elle peut nous suivre aisément, car nous n’allons pas vite avec ce sable où s’enfoncent les chevaux jusqu’aux jarrets. Nous irons peut-être aux Landes un jour, monsieur, et vous verrez alors un pays comme celui-ci, des sables, et de grands sapins tout noirs ; c’est un cimetière continuel à droite et à gauche de la route ; et en voici un petit échantillon. Tenez, à présent que la pluie a cessé, et qu’on y voit un peu, regardez toutes ces bruyères et cette grande plaine sans un village ni une maison. Je ne sais pas trop où nous passerons la nuit ; mais, si monsieur me croit, nous couperons des branches d’arbres, et nous bivaquerons ; vous verrez comme je sais faire une baraque avec un peu de terre : on a chaud là-dessous comme dans un bon lit.

— J’aime mieux continuer jusqu’à cette lumière que j’aperçois à l’horizon, dit Cinq-Mars ; car je me sens, je crois, un peu de fièvre, et j’ai soif. Mais va-t’en derrière, je veux marcher seul ; rejoins les autres, et suis-moi.

Grandchamp obéit, et se consola en donnant à Germain, Louis et Étienne des leçons sur la manière de reconnaître le terrain la nuit.

Cependant son jeune maître était accablé de fatigue. Les émotions violentes de la journée avaient remué pro-