Page:Alfred de Vigny - Cinq-Mars, Lévy, 1863.djvu/216

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Et il fit dire à ses gens de se retirer avec le soldat, qu’il voulut garder à son service.

Ce fut l’affaire d’un moment ; il ne restait plus dans la tente que les deux amis, le père Joseph décontenancé et l’Espagnol, lorsque celui-ci, ôtant son chapeau, montra une figure française, mais féroce : il riait, et semblait respirer plus d’air dans sa large poitrine.

— Oui, je suis Français, dit-il à Joseph ; mais je hais la France, parce qu’elle a donné le jour à mon père, qui est un monstre, et à moi, qui le suis devenu, et qui l’ai frappé une fois ; je hais ses habitants parce qu’ils m’ont volé toute ma fortune au jeu, et que je les ai volés et tués depuis ; j’ai été deux ans Espagnol pour faire mourir plus de Français ; mais à présent je hais encore plus l’Espagne ; on ne saura jamais pourquoi. Adieu, je vais vivre sans nation désormais ; tous les hommes sont mes ennemis. Continue, Joseph, et tu me vaudras bientôt. Oui, tu m’as vu autrefois, continua-t-il en le poussant violemment par la poitrine et le renversant… je suis Jacques de Laubardemont, fils de ton digne ami.

À ces mots, sortant brusquement de la tente, il disparut comme une apparition s’évanouirait. De Thou et les laquais, accourus à l’entrée, le virent s’élancer en deux bonds par-dessus un soldat surpris et désarmé, et courir vers les montagnes avec la vitesse d’un cerf, malgré plusieurs coups de mousquets inutiles. Joseph profita du désordre pour s’évader en balbutiant quelques mots de politesse, et laissa les deux amis riant de son aventure et de son désappointement, comme deux écoliers riraient d’avoir vu tomber les lunettes de leur pédagogue, et s’apprêtant enfin à chercher un sommeil dont ils avaient besoin l’un et l’autre, et qu’ils trouvèrent bientôt, le blessé dans son lit, et le jeune conseiller dans son fauteuil.