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Page:Allaire - La Bruyère dans la maison de Condé, t. 1, 1886.djvu/41

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éloquent, « Le métier de la parole[1] ressemble en une chose à celui de la guerre : il y a plus de risque qu’ailleurs, mais la fortune est plus rapide. » La Bruyère réfléchit longtemps avant d’affronter ces risques, si longtemps qu’à la fin il n’en eut plus le courage.

« Il y a moins d’un siècle, disait-il en 1690[2], un livre français était un certain nombre de pages latines où l’on découvrait quelques mots en notre langue. Les passages, les traits, et les citations n’en étaient pas demeurés là : Ovide et Catulle achevaient de décider des mariages et des testaments, et venaient avec les Pandectes au secours de la veuve et des pupilles. Le sacré et le profane ne se quittaient pas. Ils s’étaient glissés ensemble jusque dans la chaire : saint Cyrille, Horace, saint Cyprien, Lucrèce parlaient alternativement. Les poètes étaient de l’avis de saint Augustin et de tous les Pères : on parlait latin, et longtemps, devant des femmes et des marguilliers ; on a parlé grec. Il fallait savoir prodigieusement pour parler si mal. Autre temps, autre usage. Le texte est encore latin, tout le discours est français et d’un beau français. » — « Les citations profanes[3] ont fini ; les froides allusions, le mauvais pathétique, les antithèses, les figures outrées ont pris leur place. » Quand se fit ce changement ? La Bruyère en a indiqué la date. Depuis trente ans, écrivait-il en 1694[4], on prête l’oreille aux rhéteurs, aux déclamateurs, aux énumérateurs… Cette date de 1664 n’est qu’approximative. Le changement que signale notre auteur a commencé plus tôt et duré plus longtemps : mais il s’en aperçut vers le temps où il étudia l’éloquence de la chaire et celle du barreau.

Le même changement que Richelieu avait fait dans la politique[5], Condé dans l’art de la guerre, Pascal l’avait fait dans l’art d’écrire et le jésuite Lingendes dans l’art de parler[6]. Le P. Lingendes fut cité comme le plus parfait prédicateur de son temps. Il composait en latin les sermons qu’il devait prononcer en français ; et dans l’édition française que l’on possède de ses sermons, si on ne peut juger de son éloquence[7], on aperçoit très facilement les pre-

  1. Chap. xv, n° 15.
  2. Chap. XV, n° 6.
  3. Chap. xv, n° 4.
  4. Chap. xv, n° 5.
  5. Chap. xi, n° 143.
  6. Réflexions sur l’Éloquence. Le P. Rapin, Œuvres complètes, t. II, p. 92, éd. de 1725.
  7. Voltaire, Siècle de Louis XIV, c. XXXII.