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Page:Allaire - La Bruyère dans la maison de Condé, t. 1, 1886.djvu/60

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exagérés, qui voyaient partout des hérésies, et qui avaient obtenu de la cour qu’on empêchât de prononcer l’oraison funèbre de Descartes ; 2o les gens riches occupés d’affaires, qui se moquaient de la science, des savants et de leurs livres. À la cour, les dévots avaient contre eux les courtisans libertins, les grands seigneurs indépendants et la jeunesse du roi ; mais dans le peuple, dans le monde où vivait la Bruyère, les gens riches, ceux surtout qui avaient fait une belle fortune, n’avaient pas d’adversaires, quand ils insultaient Descartes et ses admirateurs. Ils raillaient librement M. d’Alibert et son culte pour un philosophe. C’était une bête curieuse que l’auteur d’une nouvelle philosophie[1]. On comprenait fort bien qu’on ait voulu voir M. Descartes vivant, comme un éléphant ou une panthère, à cause de la rareté, et non point pour s’en servir à quelque chose. Le mieux que l’on pût alors faire pour lui, c’était de l’avoir à dîner chez soi, pour lui entendre débiter quelques parties, les plus gaies, de son dernier ouvrage[2]. Encore ceux qui l’avaient appelé à Paris, en 1648, étaient-ils occupés, quand il arriva, d’autre soin que de l’associer à leur table : la Fronde venait d’éclater ; il trouva leur cuisine en désordre et leur marmite renversée. Mais, même après la paix[3], que faire d’un homme qui était allé s’ensevelir dans le pays des ours entre des rochers et des glaces ? Que faire de son cadavre en 1667 ? Des reliques ? Elles seront inutiles comme ses livres. De quel usage étaient ses livres ? À quoi bon un auteur et ses pensées ? La Bruyère répondait[4] : « Si les pensées, les livres dépendaient des riches ou de ceux qui ont fait une belle fortune, quelle proscription ! Il n’y aurait plus de rappel. Quel ton, quel ascendant ne prennent-ils pas sur les savants ! Quelle majesté n’observent-ils pas à l’égard de ces hommes chétifs que leur mérite n’a ni placés ni enrichis, et qui sont encore à penser et à écrire judicieusement ! Il faut l’avouer, le présent est pour les riches, et l’avenir pour les vertueux et les habiles. Homère est encore et sera toujours : les receveurs des droits, les publicains ne sont plus[5]. Ont-ils été ? Leur patrie, leurs noms sont-ils connus ? Y a-t-il eu dans la Grèce des partisans ? Que sont devenus ces importants personnages qui méprisaient

  1. Lettre de Descartes à M. Chanut, mars 1649.
  2. Baillet, Histoire de la vie de Descartes.
  3. Lettre de Descartes à M. Chanut, 4 avril 1649.
  4. Chap. vi, n° 56.
  5. Thomas (Éloge de Descartes) a copié ici la Bruyère.