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Page:Allaire - La Bruyère dans la maison de Condé, t. 1, 1886.djvu/69

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plus cultivés, plus ménagés, plus caressés de personne dans notre vie, que de celui qui croit gagner à notre mort, et qui désire qu’elle arrive. » Comme l’oncle Jean était devenu bizarre et difficile[1], « l’on étudiait son faible, son humeur, ses caprices ; l’on s’y accommodait ; l’on évitait de le heurter ; tout le monde lui cédait ; la moindre sérénité qui paraissait sur son visage, lui attirait des éloges : on lui tenait compte de n’être pas toujours insupportable. » Il avait eu toute sa vie la manie de faire des contrats ; en approchant de la tombe, il eut la manie de faire des testaments[2]. « Il y a des hommes dont on peut dire que la mort fixe moins la dernière volonté, qu’elle ne leur ôte avec la vie l’irrésolution et l’inquiétude. Un dépit, pendant qu’ils vivent, les fait tester ; ils s’apaisent et déchirent leur minute, la voilà en cendre. Ils n’ont pas moins de testaments dans leur cassette que d’almanachs sur leur table ; ils les comptent par les années. Un second se trouve détruit par un troisième qui est anéanti lui-même par un autre mieux digéré, et celui-ci encore par un cinquième olographe. Mais si le moment, ou la malice, ou l’autorité manque à celui qui a intérêt de le supprimer, il faut qu’il en essuie les clauses et les conditions ; car appert-il des dispositions des hommes les plus inconstants que par un dernier acte, signé de leur main, et après lequel ils n’ont pas eu du moins le loisir de vouloir tout le contraire ? » L’oncle Jean, dans ces derniers jours, avait fait un testament[3], où il donnait à sa belle-sœur une rente viagère de 400 francs, en souvenir des bons et agréables services qu’elle lui avait rendus. Quatre jours plus tard, il appelait de nouveau son notaire et signait la révocation de ce legs. Cette dernière action du moribond ne passa point inaperçue, et donna beaucoup à penser. On ne savait pas au juste quelles étaient les dispositions testamentaires qu’il avait prises ; mais on n’ignorait pas son mécontentement contre la famille de son frère, et l’on pouvait supposer facilement qu’il l’avait déshéritée tout entière. Aussi quand le notaire lut le dernier testament, il se passa une petite scène que la Bruyère, avec une malice visible, a ainsi reproduite en style de basoche[4].

« Titius assiste à la lecture d’un testament avec des yeux rouges et

  1. Chap. v, n° 41.
  2. Chap. xiv, n° 57.
  3. Sevrois, Notice biographique sur la Bruyère, p. xxxii et xxxiii.
  4. Chap. xiv, n° 69.