Page:Allaire - La Bruyère dans la maison de Condé, t. 1, 1886.djvu/70

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humides, et le cœur serré de la perte de celui dont il espère recueillir la succession. Un article lui donne la charge, un autre les rentes de la ville, un troisième le rend maître d’une terre à la campagne ; il y a une clause qui, bien entendu, lui accorde une maison située au milieu de Paris, comme elle se trouve, avec les meubles : son affliction augmente, les larmes lui coulent des yeux. Le moyen de les contenir ? Il se voit officier, logé aux champs et à la ville, meublé de même ; il se voit une bonne table et un carrosse : y avait-il au monde un plus honnête homme que le défunt, un meilleur homme ? Il y a un codicille ; il faut le lire : il fait Mœvius légataire universel, et il renvoie Titius dans son faubourg, sans rentes, sans titre, et le met à pied. Il essuie ses larmes : c’est à Mœvius à s’affliger. » L’oncle Jean laissait par son testament aux filles de feu Martin de la Guyottière, ses nièces, 3,830 livres de rente, avec réserve de l’usufruit pour la moitié au profit de leur mère ; mais il déclarait les enfants de son frère Louis de la Bruyère, ses légataires universels. Mme de la Guyottière et ses filles, indignées de l’inégalité de ce partage, murmuraient contre l’oncle Jean, et ne voulaient pas accepter la succession. On eût dit qu’il les avait frustrées, parce qu’il ne leur avait pas tout donné.

Le philosophe ne pouvait admettre leurs plaintes. « Les hommes ont tant de peine, dit-il[1], à s’approcher sur les affaires, sont si épineux sur les moindres intérêts, si hérissés de difficultés, veulent si fort tromper et si peu être trompés, mettent si haut ce qui leur appartient, et si bas ce qui appartient aux autres, que j’avoue que je ne sais comment se peuvent conclure les mariages, les contrats, les acquisitions, la paix, la trêve, les traités, les alliances. » Mais c’est la conséquence naturelle et inévitable des testaments[2]. « S’il n’y avait point de testaments pour régler les droits des héritiers, je ne sais si l’on aurait besoin de tribunaux pour régler les différends des hommes : les juges seraient presque réduits à la triste fonction d’envoyer au gibet les voleurs et les incendiaires. Qui voit-on dans les lanternes des chambres, au parquet, à la porte ou dans la salle du magistrat ? des héritiers ab intestat ? Non, les lois ont pourvu à leurs partages. Ou y voit les testamentaires qui plaident en explication d’une clause ou d’un article, les personnes exhérédées, ceux qui se plaignent d’un testa-

  1. Chap. xi, n° 24.
  2. Chap. xiv, n° 58.