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Page:Allaire - La Bruyère dans la maison de Condé, t. 1, 1886.djvu/71

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ment fait avec loisir, avec maturité, par un homme grave, habile, consciencieux, et qui a été aidé d’un bon conseil : d’un acte où le praticien n’a rien obmis de son jargon et de ses finesses ordinaires ; il est signé du testateur et des témoins publics, il est parafé ; et c’est en cet état qu’il est cassé et déclaré nul ! » Après avoir murmuré, Mme de la Guyottière accepta la succession de son frère, et il se pourrait, dit M. Servois, que dans la suite ses filles, par leurs legs particuliers, se soient trouvées pour le moins aussi favorisées que leurs cousins, les légataires universels.

En donnant par son testament une rente viagère de 400 francs à Mme de la Bruyère, l’oncle Jean, qui avait reçu au moins cette valeur de feu son frère en pleine propriété, ne faisait que réparer une injustice commise envers sa belle-sœur, à qui son mari n’avait rien pu laisser en mourant. Et en révoquant ce modeste legs, l’oncle Jean semblait vouloir faire mourir de faim cette femme qui lui avait rendu de bons et agréables services. Il en avait le droit, disait-on. Non, répliquait l’avocat au parlement, ce n’est pas l’esprit de la loi[1]. « La loi qui défend de tuer un homme n’embrasse-t-elle pas dans cette défense le fer, le poison, le feu, l’eau, les embûches, la force ouverte, tous les moyens enfin qui peuvent servir à l’homicide ? La loi qui ôte aux maris et aux femmes le pouvoir de se donner réciproquement[2], n’a-t-elle connu que les voies directes et immédiates de donner ? A-t-elle manqué de prévoir les indirectes ? A-t-elle introduit les fidéicommis, ou si même elle les tolère ? Avec une femme qui nous est chère et qui nous survit, lègue-t-on son bien à un ami fidèle par un sentiment de reconnaissance pour lui, ou plutôt par une extrême confiance, et par la certitude qu’on a du bon usage qu’il saura faire de ce qu’on lui lègue ? Donne-t-on à celui que l’on peut soupçonner de ne devoir pas rendre à la personne à qui en effet l’on veut donner ? Faut-il se parler, faut-il s’écrire, est-il besoin de pacte ou de serments pour former une collusion ? Les hommes ne sentent-ils pas en ce rencontre ce qu’ils peuvent espérer les uns des autres ? Et si au contraire la propriété d’un tel bien est dévolue au fidéicommissaire, pourquoi perd-il sa réputation à le retenir ? Sur quoi fonde-t-on la satire et les vaudevilles ? Voudrait-on le comparer au dépositaire qui trahit le dépôt, à un

  1. Chap. xiv, n° 60.
  2. Coutumes de Paris, article 282, dont le meilleur commentateur est Molière (le Malade imaginaire, acte I, scène vii).