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L’ARROSEUR

— Contez-moi cela.

— Il était midi. J’avais grand’hâte d’arriver à Menton, car je commençais à crever de faim et de soif. Tout à coup, je m’entends appeler : « Hé ! monsieur le musicien, monsieur le musicien ! » Je me retourne et j’aperçois une jolie petite bonne tout essoufflée d’avoir tant couru : « Madame la comtesse voudrait que vous veniez lui jouer quelque chose dans le jardin. »

Les affaires, ma foi, n’étaient pas si brillantes cette année : je ne crus pas devoir refuser une commande probablement avantageuse et je suivis la petite bonne.

La comtesse, c’est une bonne femme qui n’est pas très vieille, très vieille, mais qui n’est pas non plus très jeune, très jeune. Et puis, elle n’est pas très laide, mais elle n’est pas non plus très belle. Elle n’a qu’une chose pour elle : des yeux gris épatants ! Et surtout une façon de s’en servir ; avec elle on est fixé tout de suite.

Tout mon répertoire y passa, depuis le Trovatore jusqu’à Tararaboum de ay ! Et à chaque morceau, une pièce de cent sous qu’elle me faisait remettre par la petite bonne.

Quand j’eus égrené toute ma provision :

— Peut-être, dit la comtesse, voudriez-vous vous rafraîchir ?

— Ça ne serait pas de refus, noble dame ! Un verre d’absinthe, par exemple.

— Précisément j’en ai d’exquise. Carlotta, apporte la bouteille d’absinthe Cusenier !

Comme je me disposais à me mettre un peu à mon aise en me débarrassant de mon chapeau chinois, la comtesse prit un air désolé :

— Oh ! je vous en prie, mon ami, restez comme ça.

L’absinthe bue, la comtesse devint encore plus aimable :

— Voulez-vous me faire l’amitié de déjeuner avec moi, mon ami ?