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mémoires d’un communard

« interrogatoires » avaient lieu. Un brigadier se plaisait surtout à jouer au capitaine-rapporteur. L’épaisse sottise de cet individu avait fini par apporter quelque gaieté dans notre enfer, et le « jeu aux interrogatoires » s’était acclimaté parmi nous. Mon frère excellait à imiter la voix et les gestes de ce ridicule pandore, et, en ces rares moments, les pauvres et tragiques ombres humaines de la Fosse-aux-Lions retrouvaient la force de rire aux dépens de leurs tortionnaires.

En mon malheur, une joie inespérée me fut accordée, et en quelles circonstances !

Qu’on me pardonne mon réalisme, mais la vérité a des exigences devant lesquelles je m’incline. Or, je l’ai dit plus haut, la vermine nous dévorait et nous lui avions déclaré une guerre implacable. Aussi près que possible de la barrière, mon ami Lesueur et moi, le corps à demi-nu, faisions ce que saint Labre eût considéré comme un crime, quand, brusquement, nous vîmes apparaître sous la voûte un groupe se dirigeant du côté de la Fosse-aux-Lions, et, dans ce groupe, se trouvait une jeune femme.

Je n’en pouvais croire mes yeux : cette jeune femme, c’était ma bien-aimée compagne, ma Marie qui, admirable de dévouement, venait jusqu’en ce lieu épouvantable m’apporter d’inappréciables témoignages d’amitié. Auprès d’elle se voyait le commandant de l’Orangerie et deux gendarmes.

En hâte, je revêts un vêtement quelconque, comprenant qu’on allait me faire sortir de ma prison et me mener près du poste gardant la Fosse-aux-Lions. Mon émotion devint encore plus grande quand Séré de Lanauze donna l’ordre au brigadier de service de m’appeler et de me conduire près de lui. Je fis un effort suprême pour retenir les larmes qui me suffoquaient et me dirigeai vers ma bien-aimée. A cet instant, le soudard, retour du Mexique, s’écriait :

— Comment, vous aimez assez cet homme pour le venir voir, même en cet endroit ?…

Le fixant fièrement, ma compagne l’interrompit :

— Monsieur le commandant, je n’ai que quelques minutes pour embrasser et causer avec mon Jean, faites qu’elles ne me soient pas enlevées.