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LE TOUR DE FRANCE D’UN PETIT PARISIEN

à plusieurs de ses compatriotes, qui, en se cotisant, n’avaient pu réunir la somme qu’il demandait pour s’en retourner à Strasbourg. Muni par eux de quelques pièces blanches, il s’était dirigé sur leur indication vers Louviers, comptant y trouver des ouvriers plus aisés qui lui viendraient en aide…

Sur cette vague indication, Jean alla retrouver Barbillon et lui annonça qu’on se remettait en route.

— Nous partons pour Rouen ? lui dit le neveu de la tante Pelloquet.

— Non pas ! nous allons à Louviers. Mais je louerai une voiture ; cet affreux coquin de Hans Meister a deux jours d’avance sur nous.

Une heure après, une carriole roulait sur le chemin d’Elbeuf à Louviers, conduite par un gars de la campagne, au regard fixe et perçant, aux cheveux jaunes, coiffé d’un bonnet de coton blanc, vêtu d’un gilet à manches, et chaussé de sabots. Cette carriole contenait, abrités sous sa bâche de toile, Jean et Barbillon. Le temps avait changé depuis le matin. Un vent humide secouait les grands pommiers chargés de fruits rouges qui bordaient la route balayée par des rafales auxquelles la pluie se mêlait par moments. De sa vie, affirmait le jeune paysan, il n’avait vu tomber « l’iau si dru ».

Bientôt le chemin s’engagea dans la forêt de Bond, dite aussi du Pont-de-l’Arche, du nom de la petite ville du Pont-de-l’Arche, qui se trouve à un kilomètre au nord de cette forêt, et au bord de la Seine.

Le vent secouait les arbres d’essences résineuses croissant sur ses limites ; il ployait les branches, arrachait et balayait les feuilles. Les beaux massifs de chênes et de hêtres, qui se forment plus au sud, semblaient résister mieux.

La carriole traversait des vallons allant aboutir sur la gauche dans la vallée de l’Eure. Bientôt les champs reparurent au débouché de la forêt.

Le gars — il se nommait Dardouillet — avec qui Jean avait fait prix pour Louviers, soucieux sur l’issue du marché, épiait les deux chétifs voyageurs, son nez busqué constamment tourné vers eux, au risque de laisser faire un faux pas à sa jument. Pour se donner une contenance et cacher ses craintes au sujet du paiement, il parlait des lutins, — des huars — d’un goubelin qui habitait l’écurie et pansait le cheval, d’un veau blanc fantastique qu’il assurait avoir vu un soir ; puis ce fut une histoire de serpent sorti d’un œuf de coq ; enfin les étoiles filantes portaient malheur… Et ce n’étaient pas là des « potins », ni pour les « lurer » parce qu’il n’avait jamais été « laudonnier »[1], ni de ceux qui se « démentent »[2] des affaires des autres.

  1. Babillard.
  2. Qui se mêlent.