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plante : elle enfouit soigneusement tous les secrets de sa jeunesse dans les ténèbres du sol. Considère l’animal : il se prépare longtemps dans l’obscurité du sein maternel à supporter la lumière. Comprends cette loi de la nature et suis-là.


Fais en toi la part du mystère, ne te laboure pas toujours tout entier du soc de l’examen, mais laisse en ton cœur un petit angle en jachères pour les semences qu’apportent les vents, et réserve un petit coin d’ombrage pour les oiseaux du ciel qui passent ; aie en ton âme une place pour l’hôte que tu n’attends pas, et un autel pour le dieu inconnu. Et si un oiseau chante par hasard dans ta feuillée, ne t’approche pas vite pour l’apprivoiser. Et si tu sens quelque chose de nouveau, pensée ou sentiment, s’éveiller dans le fond de ton être, n’y porte point vite la lumière ni le regard ; protège par l’oubli le germe naissant, entoure-le de paix, n’abrège pas sa nuit, permets-lui de se former et de croître, et n’ébruite pas ton bonheur. Œuvre sacrée de la nature, toute conception doit être enveloppée du triple voile de la pudeur, du silence et de l’ombre. Sois discret, sache attendre, et rappelle-toi que la nature jalouse frappe le plus souvent de mort ce que la curiosité vaine ou le babil intempestif ont profané. Respecte le secret qui est en toi, ne hâte pas les temps, et même au jour heureux de la naissance, si tu es sage, que ta pensée, ton imagination ou ton cœur ne convoquent pas encore des témoins comme le font les reines, mais plutôt l’épanouissent comme la rose des Alpes dans la solitude et sous l’œil de Dieu seul.