Page:Anatole France - La Vie en fleur.djvu/252

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tions qui leur étaient refusées. Leur conversation aride et morne, leur air agité et soucieux m’en donnaient la preuve. J’étais enjoué ; ils ne l’étaient pas ; ma pensée flottait libre et légère, quand la leur tombait lourdement. J’en conclus que, si mes disgrâces étaient réelles, il fallait bien qu’il y eût dans ma nature ou dans ma condition un bien qui compensât le mal. Observant d’abord la différence des caractères, je m’aperçus que les passions de mes camarades étaient violentes, tandis que les miennes étaient douces, et qu’ils souffraient des leurs, tandis que je jouissais des miennes. Ils étaient jaloux, haineux, ambitieux. J’étais indulgent et paisible ; j’ignorais l’ambition. Prenez garde que je ne m’estime pas pour cela meilleur qu’ils n’étaient. Il y a de ces passions violentes qui font les grands hommes et dont je n’avais pas l’étoffe ; mais cela n’est pas en question. Je me borne à montrer par quelle voie je connus que mes passions, fort différentes de celles de la plupart des hommes, me faisaient goûter une paix et une sorte de bonheur. Je fus bien plus longtemps à découvrir que ma condition, dont les inconvénients étaient fort apparents, offrait des avantages qui compensaient ces inconvé-