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Page:Anatole France - La Vie littéraire, IV.djvu/163

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JUDITH GAUTIER.

Les mandarins parlent gravement de graves choses ; mais la pensée de l’empereur s’est enfuie par la fenêtre ouverte.

Dans son pavillon de porcelaine, comme une fleur éclatante entourée de feuillage, l’impératrice est assise au milieu de ses femmes.

Elle songe que son bien-aimé demeure trop longtemps au conseil et, avec ennui, elle agite son éventail.

Une bouffée de parfums caresse le visage de l’empereur.

« Ma bien-aimée, d’un coup de son éventail m’envoie le parfum de sa bouche. » Et l’empereur, tout rayonnant de pierreries, marche vers le pavillon de porcelaine, laissant se regarder en silence les mandarins étonnés.

Dès lors, Judith Gautier avait trouvé sa forme ; elle avait un style à elle, un style tranquille et sûr, riche et placide, comme celui de Théophile Gautier, moins robuste, moins nourri, mais bien autrement fluide et léger.

Elle avait son style, parce qu’elle avait son monde d’idées et de rêves. Ce monde, c’était l’Extrêmee Orient, non point tel que nous le décrivent les voyageurs, même quand ils sont, comme Loti, des poètes, mais tel qu’il s’était créé dans l’âme de la jeune fille, une âme silencieuse, une sorte de mine profonde où le diamant se forme dans les ténèbres. Elle n’eut jamais pleine conscience d’elle-même, cette divine enfant. Gautier, qui l’admirait de toute son âme, disait plaisamment : « Elle a son cerveau dans une assiette. » Judith Gautier a inventé un Orient immense pour y loger ses rêves. Et c’est bien du génie, cela !