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Page:Anatole France - La Vie littéraire, IV.djvu/171

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JUDITH GAUTIER.

travaux de la vie. Il y en avait qui buvaient et qui mangeaient, d’autres lisaient ou méditaient, s’appliquaient à quelque travail, d’autres dormaient, d’autres songeaient aux choses de l’amour. Chacune de ces petites figures était charmante d’attitude, et le groupement en était parfaitement harmonieux. Je ne sais ce qu’est devenue cette jolie maquette, ou plutôt je devine trop qu’elle n’existe plus. Quand je l’ai vue, déjà l’auteur la laissait dédaigneusement périr, et les petites Heures n’agitaient plus que des bras mutilés sur un globe sillonné de crevasses profondes. C’était la fin d’un univers, rejeté par son créateur. Je regrette, pour ma port, cette chose ingénieuse qui fut détruite à peine formée.

On a déjà signalé avec raison l’indifférence presque hostile de madame Judith Gautier, non seulement pour ses œuvres d’art, mais même pour ses plus belles œuvres littéraires. M. Edmond de Concourt raconte qu’il trouva un jour dans la maisonnette de la rue de Longchamp la jeune Judith qui sculptait l’Angélique d’Ingres dans un navet. Le fragile chef-d’œuvre périt en peu de jours. Ce n’était qu’un amusement, le jeu d’une jeune fée ; mais ceux qui connaissent le dédain de madame Judith Gautier pour la gloire sont tentés d’y voir un trait de caractère. L’auteur de ces magnifiques livres, écrits avec amour, n’a nul souci de la destinée de ses ouvrages. Comme elle a sculpté Angélique dans un navet, elle tracerait volontiers ses plus nobles pensées sur des feuilles de roses et dans des corolles de lis, que le vent emporterait loin des yeux des hommes. Elle écrit comme