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Page:Anatole France - La Vie littéraire, IV.djvu/191

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APOLOGIE POUR LE PLAGIAT.

Il y avait soixante ans qu’il avait fait sa tragédie, et il ne se la rappelait plus guère ; mais il se rappelait bien moins encore le drame de Schiller. Et dans l’intervalle des actes, il se disait :

— Voilà qui est bien ; mais où donc ai-je vu cela ?

Enfin, au spectacle de Marie Stuart faisant ses adieux à ses femmes, la mémoire lui revint, et il souffla dans l’oreille de son voisin :

— Pardieu ! ces gens-là m’ont volé ma tragédie !

Puis il ajouta que c’était une bagatelle et qu’il n’en fallait point parler, car il était homme du monde et ne craignait rien tant que de faire un éclat.

Que l’exemple de M. Pierre Lebrun nous profite, à nous tous qui avons le malheur de barbouiller du papier avec les images de nos rêves ! Quand nous voyons qu’on nous vole nos idées, recherchons avant de crier si elles étaient bien à nous. Je ne dis cela pour personne en particulier, mais je n’aime point le bruit inutile.

Un esprit soucieux uniquement des lettres ne s’intéresse pas à de telles contestations. Il sait qu’aucun homme ne peut se flatter raisonnablement de penser quelque chose qu’un autre homme n’ait pas déjà pensé avant lui. Il sait que les idées sont à tout le monde et qu’on ne peut dire : « Celle-ci est mienne, » comme les pauvres enfants dont parle Pascal disaient : « Ce chien est à moi. » Il sait enfin qu’une idée ne vaut que par la forme et que donner une forme nouvelle à une vieille idée, c’est tout l’art, et la seule création possible à l’humanité.