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Page:Anatole France - La Vie littéraire, IV.djvu/45

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NOTRE CŒUR.

sans compter les agrafes et une rangée de boutons. Et je me persuade que madame de Burne est très moderne et tout à fait éloignée de la nature. Elle est moderne, ce semble aussi par un tour d’esprit, un air de figure, un je ne sais quoi, un rien qui est tout.

Je le crois, je le veux, elle est une femme moderne comme elles sont toutes et disons-le — comme il y en a bien peu. Elle est la femme moderne, telle que les loisirs, l’oisiveté, la satiété l’ont faite. Et celle-là est si rare qu’on peut dire que numériquement elle ne compte pas, bien qu’on ne voie qu’elle, pour ainsi dire, car elle brille à la surface de la société comme une écume argentée et légère. Elle est la frange étincelante au bord de la profonde vague humaine. Sa fonction futile et nécessaire est de paraître. C’est pour elle que s’exercent des industries innombrables dont les ouvrages sont comme la fleur du travail humain. C’est pour orner sa beauté délicate que des milliers d’ouvriers tissent des étoffes précieuses, cisellent l’or et taillent les pierreries. Elle sert la société sans le vouloir, sans le savoir, par l’effet de cette merveilleuse solidarité qui unit tous les êtres. Elle est une œuvre d’art, et par là elle mérite le respect ému de tous ceux qui aiment la forme et la poésie. Mais elle est à part ; ses mœurs lui sont particulières et n’ont rien de commun avec les mœurs plus simples et plus stables de cette multitude humaine vouée à la tâche auguste et rude de gagner le pain de chaque jour. C’est là, c’est dans cette masse laborieuse que sont les vraies mœurs, les véritables vertus et les véritables vices d’un peuple.