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Page:Anatole France - La Vie littéraire, IV.djvu/48

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LA VIE LITTÉRAIRE.

qui est bibliophile et galant comme il sied à un seigneur de la cour de la reine Elisabeth, dit en parlant des livres qui doivent entrer dans sa bibliothèque : « Je veux qu’ils soient bien reliés et qu’ils parlent d’amour. » Aussi bien, il était de mode alors en Angleterre et en France de revêtir les livres d’une enveloppe magnifique. On faisait encore ces reliures à compartiments chargées de fleurons et de devises dans le goût de la Renaissance, qui protégeaient le livre en l’honorant, comme une cassette de cuir doré.

Aujourd’hui, ainsi que le gentilhomme de la comédie, nous voulons que nos livres favoris, nos romans, parlent d’amour. Et c’est assurément le grand point pour les femmes. Mais personne ne se soucie qu’ils soient bien reliés, ni même qu’ils soient reliés d’aucune façon.

La couverture jaune se fane et s’écorne, le dos se fend, le livre se disloque sans qu’on en prenne le moindre soin. Et pourquoi s’en inquiéterait-on le moins du monde ? On ne relit pas ; on ne songe pas à relire. C’est une des misères de la littérature contemporaine. Rien ne reste. Les livres — je dis les plus aimables — ne durent point. Les lecteurs mondains et qui se croient lettrés n’ont pas de bibliothèque. Il leur suffit que les « nouveautés » passent chez eux « Nouveautés », c’est le mot en usage chez les libraires du boulevard. Il n’y a plus que les bibliophiles qui aient des bibliothèques, et l’on sait que cette espèce d’hommes ne lit jamais. Un livre de Maupassant ou de Loti est un déjeuner de printemps ou d’hiver ; les romans passent comme les fleurs.