Aller au contenu

Page:Anatole France - La Vie littéraire, IV.djvu/51

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
23
UN COEUR DE FEMME.

Tillières, elles ont beau jeu pour faire des confidences voilées et des allusions secrètes. Le cas doit sembler admirable aux belles théologiennes de la passion, aux savantes casuistes de l’amour. Songez donc que celle douce madame de Tillières, cette mince et pâle et fine Juliette, cette délicate et fière et pure créature, presque une sainte, a deux amants à la fois, l’un depuis dix ans, l’autre pendant deux heures. Comment cela se peut-il ? Je ne saurais trop vous le dire. Il faut un subtil docteur comme M. Paul Bourget pour résoudre de telles difficultés morales et physiologiques. Non, en vérité, je ne saurais vous le dire. Mais cela est. Madame de Tillières a mis un pied dans le labyrinthe ; elle s’y est égarée. Elle était plus romanesque qu’amoureuse, plus tendre que passionnée. C’est la pitié qui l’a perdue. Que les prêtres catholiques, qui sont parvenus à une si sûre connaissance du cœur humain, ont raison de dire que la pitié est un dangereux sentiment ! On lit dans {M. Nicole, qui pourtant était un bon homme, que la pitié est à source de la concupiscence. Voilà une bien grande vérité exprimée en un bien vilain langage ! Madame de Tillières s’est donnée une première fois par pitié, sans amour. C’est la faute d’Eloa, noble faute, sans doute, mais à jamais inexpiable. Vous savez qu’Eloa était une ange, une belle ange, car il y a des anges féminins, du moins les poètes le disent. Eloa eut pitié du diable ; elle descendit dans l’enfer pour consoler celui qui fut le plus beau des êtres et qui en est le plus malheureux, Satan ; et elle fut à jamais perdue pour le ciel. Encore pense-t-on