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Page:Anatole France - La Vie littéraire, IV.djvu/79

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CÉSAR BORGIA.

l’âge, était superbe dans la première sève de la jeunesse. Ce prince blond et charmant, biondo e bello, songeait à rejeter la pourpre qui l’embarrassait et à ceindre l’épée. Mais l’épée qu’il convoitait, l’épée de capitaine géneral des milices pontificales devant laquelle s’inclinait le gonfalon de l’Église, son frère, le fils aîné du pape, le duc de Gandia, la tenait et ne se la laisserait pas arracher.

À vingt ans, César commit son premier crime et ce fut le chef-d’œuvre des crimes. Les deux frères dînaient dans la maison de Madona Vanozza, leur mère, proche Saint-Pierre aux Liens. Dîner d’adieu ; ils devaient tous deux quitter Rome le lendemain, César pour assister au couronnement du roi de Naples, Gandia pour recevoir l’investiture des nouvelles possessions que lui avait données le pape. On se sépara assez avant dans la nuit. César sur sa mule, et Gandia sur son cheval, partirent ensemble. Ils prirent le chemin du Vatican et se séparèrent devant le palais du cardinal Sforza. Là, le duc de Gandia prit congé de son frère et s’engagea dans une ruelle.

Il ne rentra pas chez lui. Le pape le fit chercher partout pendant deux jours ; ce fut en vain. Le troisième jour on envoya trois cents mariniers fouiller le lit du Tibre ; l’un d’eux ramena dans ses filets le corps du duc de Gandia, percé de neuf blessures et la gorge ouverte. La douleur du père fut horrible et démesurée. Cet homme sensuel, déchiré dans ses entrailles, ne cessait point de gémir et de pleurer. Son orgueil s’était écroulé