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Page:Anatole France - La Vie littéraire, IV.djvu/80

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LA VIE LITTÉRAIRE.

avec sa joie. Il demandait pardon à Dieu, cependant il poussait l’enquête, anxieux de connaître la vérité, impatient de lumière. Chaque jour apportait quelque indice. Des témoins avaient vu les assassins soutenir le corps vacillant sur un cheval, puis le jeter dans le fleuve. On allait découvrir les coupables. Tout à coup le pape arrêta l’enquête. Il craignait d’en savoir déjà trop. Il ne voulait plus connaître le meurtrier de son fils. Il ne voulait pas savoir le nom que Rome entière prononçait tout bas.

« Sa Sainteté ne cherche plus, dit un témoin, et tous ceux qui l’entourent ont la même opinion, il doit savoir la vérité. » Trois semaines plus tard. César était de retour à Rome. Le Sacré Collège se rendit au Vatican, où le pape attendait, selon l’usage, pour lui donner sa bénédiction pontificale, ce fils, qu’il n’avait pas revu depuis le meurtre. Arrivé au pied du trône, César s’inclina. Son père ouvrit les bras et le baisa silencieusement au front, puis il descendit de son siège. Eo deosculato, descendit de solio. En posant ses lèvres sur le front de Caïn, ce malheureux père a goûté sans doute toute l’amertume humaine, et son silence est plein d’une désolation infinie. Mais c’est un homme de premier mouvement, en qui toutes les impressions, même les plus fortes, sont fugitives. Bientôt il oubliera le cadavre sanglant que le Tibre a roulé. Il admirera malgré lui ce fils audacieux qui n’a craint ni Dieu ni son père. Il reconnaîtra son sang. Il débarrassera César de la pourpre qui va mal à un tel audacieux et il l’enrichira des dépouilles de la victime. C’est à César qu’il remettra le gonfalon de