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RÉFLEXIONS À PROPOS DE THERMIDOR

prononça aurait été de tout temps un terrible homme de foi, et sa croyance, différente selon les temps, aurait toujours négligé les curiosités de la pensée et les spéculations du savoir. Il est dans le caractère des religieux de mépriser l’histoire et d’aimer la légende.

Les travaux de l’exégèse moderne nous ont révélé l’antagonisme de saint Pierre et de saint Paul. M. Renan, notamment, a montré, avec ce sens délicat des nuances qui lui est habituel, que la lutte fut vive entre le pieux chef des chrétiens judaïsants et l’apôtre impétueux des gentils. Mais l’Église chrétienne, unie dans un large sentiment d’amour, oublia ces disputes et réconcilia après leur mort les deux fondateurs de la religion nouvelle. Toute trace de dissentiment fut à jamais effacée, et le saint livre des Actes resta comme le témoignage d’union de cette petite Église qui devait devenir l’Église catholique.

De même, à la fin du dix-huitième siècle, les esprits philosophes, les âmes sensibles, oublièrent à l’envi les querelles retentissantes de Jean-Jacques et de Voltaire. Ces deux grands hommes, réconciliés après leur mort, dans tous les cœurs, partagèrent les louanges et les hommages publics et furent unis dans une gloire fraternelle. Pour peu qu’on eût de sensibilité et de philosophie on mettait sur sa cheminée Voltaire et Rousseau en pendants. Les morts se prêtent aux réconciliations avec une extrême facilité. Ils étaient d’une bonhomie charmante, ces deux petits bustes de bronze montés sur un socle de marbre et représentant, l’un le patriarche de Ferney, en bonnet de nuit, l’autre le citoyen de Genève, en bonnet d’Arménien, et l’on ne saurait en rencontrer encore quelque paire chez les bro-