Page:Anatole France - La Vie littéraire, V.djvu/102

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
90
LA VIE LITTÉRAIRE

canteurs, sans sourire avec un peu d’attendrissement à la mémoire de ces chers Français de 1789 qui s’embrassèrent si généreusement les uns les autres sur le Champ-de-Mars, au pied de l’autel de la patrie, le jour de la Fédération, et qui révèrent la liberté, l’égalité, la fraternité. Les petits bustes de Voltaire et de Rousseau, qu’ils mettaient sur leur cheminée, étaient pour eux le symbole de la raison et de la justice victorieuses. Et qu’importait que Voltaire eût jadis traité Jean-Jacques de coquin, si les deux philosophes, maintenant réunis dans les Champs Élysées, tournaient ensemble leurs regards attendris vers l’humanité, éclairée par l’un, rendue par l’autre à la nature, et lui annonçaient l’avènement prochain de l’âge d’or, le règne de la vertu, la félicité universelle.

C’est un bon instinct que de confondre dans la gloire et dans l’amour les ouvriers qui, bien qu’ennemis, travaillèrent en commun à quelque grande œuvre morale ou sociale. Les amis de la Révolution auraient voulu, sans doute, en réunir tous les héros dans un panthéon immense. Ils auraient voulu réconcilier Mirabeau, les Girondins, Danton, la Commune et Robespierre. Ils l’ont tenté pendant deux générations. On ne les en blâmera pas, mais ils n’ont pas pu. Ce n’est pas leur faute. C’était impossible. De 1820 à 1850 ils ont, en poètes, formé la légende. C’est par la légende seulement que peuvent se faire ces grandes conciliations, ces beaux arrangements qui contentent tout un peuple. La légende a des ressources merveilleuses pour mettre tout le monde d’accord. Nous avons celle de Jeanne d’Arc. Encore une fois, la légende de la Révolution n’a pas pu se faire.