Page:Anatole France - La Vie littéraire, V.djvu/154

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
142
LA VIE LITTÉRAIRE

d’après nature, il aurait vu qu’à Paris les relations individuelles entre ouvriers et bourgeois sont en général faciles, douces et souvent cordiales. Et peut-être cette observation l’aurait amené à rendre, par endroits, le ton de son livre moins âpre et moins amer. Il désire une transformation sociale, et il la souhaite pacifique et progressive. Mais on n’est pas bien habile à parler de paix, lorsqu’on croit comme lui que la guerre est partout allumée. Et puisque enfin son roman est un roman à thèse, il souffrira qu’on lui dise que beaucoup d’illusions et d’imprudences se mêlent à la générosité de ses sentiments. Quand il estime que le problème social consiste à assurer le mieux possible le sort du plus grand nombre, il a raison ; mais il se flatte en pensant soutenir une idée nouvelle, car de tout temps il fallut être d’une inconcevable méchanceté pour penser le contraire. Si l’on diffère d’avis, c’est sur les moyens et non pas sur le but. M. Renard est socialiste ; il ne voit que le partage. Il faudrait considérer aussi ce qu’il y aurait à partager.

Il annonce, il attend, il voit déjà de grands changements. C’est l’éternelle erreur de l’esprit prophétique, il n’y aura pas de grands changements, il n’y en aura jamais, j’entends de prompts ou de soudains. Toutes les transformations économiques s’opèrent avec la lenteur clémente des forces naturelles. Car enfin, dans l’ordre de la civilisation, comme dans l’ordre de la nature, nous sommes gouvernés par la nécessité. Bonnes ou mauvaises à notre sens, les choses sont toujours ce qu’il fallait qu’elles fussent. Notre état social est l’effet des états qui l’ont précédé, comme il est la cause des états qui le suivront. Il en résulte qu’il ressemble en quelque chose aux premiers comme les suivants lui ressembleront en