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LITTÉRATURE SOCIALISTE

quelque manière. L’instabilité est, il est vrai, la condition première de la vie ; tout ce qui vit se modifie sans cesse, mais insensiblement et presque à notre insu.

Tout progrès est lent et régulier. Cet ordre assure la sécurité de la vie. Il est vrai qu’il ne contente ni les esprits curieux de nouveautés, ni les cœurs avides d’idéal. Mais c’est l’ordre universel. Il faut s’y soumettre. Ce n’est pas à dire qu’on doive se croiser les bras. J’ai dit avec assez de rudesse mon sentiment à M. Georges Renard. C’est bien le moins que je relève enfin dans son livre une des idées honnêtes et généreuses qu’il y a semées. Quel homme de bonne volonté ne voudra dire avec lui : « Pour les petits, les déshérités, les faibles, toujours plus de justice, toujours plus de pitié, toujours plus de bonté fraternelle, voilà ce qu’il nous faut vouloir sans relâche» ?

Ayons ce zèle, travaillons à ce que nous croyons utile et bon, mais non point dans l’espoir d’un succès subit et merveilleux, non point au milieu des imaginations d’une apocalypse sociale : toutes les apocalypses éblouissent et déçoivent. N’attendons point de miracle. Résignons-nous à préparer, pour notre faible part, des progrès tardifs, mais certains, que nous ne verrons peut-être pas et qu’aucune force humaine ne saurait hâter. M. Pierre Laffitte a dit un jour ces sages et justes paroles :

« Les véritables améliorations ne sont jamais gratuitement concédées ; elles se conquièrent par un effort continu d’amélioration mentale et morale. C’est lent, mais décisif ; c’est un rude chemin, comme dit Dante, mais il mène au but. »

31 janvier 1892.